Le dernier choix au carrefour : L’argent vaut-il la peine de briser une famille ?

— Tu ne comprends donc pas, Isabelle ? Avec cet argent, on pourrait enfin vivre, vraiment vivre !

La voix de mon frère, Julien, résonnait dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serrais la vieille nappe brodée de Maman entre mes doigts, tentant de retenir mes larmes. Dehors, la pluie martelait les vitres, rythmant le silence pesant qui suivit ses mots. J’avais l’impression que le monde s’écroulait autour de moi.

Depuis toujours, notre ferme, à la sortie de Saint-Prest, était le cœur battant de notre famille. Papa, avant de mourir, nous avait fait promettre de ne jamais vendre la terre. « C’est notre histoire, notre racine », disait-il. Mais aujourd’hui, un promoteur parisien proposait une somme indécente pour nos hectares de blé et de colza. Assez pour acheter des appartements à Chartres, pour voyager, pour ne plus jamais compter les centimes à la fin du mois.

— Et Maman ? Tu as pensé à elle ?

Julien haussa les épaules, le regard fuyant. Ma mère, assise dans son fauteuil, semblait minuscule, écrasée par la discussion. Elle triturait son alliance, les yeux perdus dans le vague.

— Je veux juste que vous soyez heureux, murmura-t-elle, la voix tremblante.

Mais moi, je savais qu’elle mentait. Elle ne voulait pas partir. Elle ne voulait pas voir les champs labourés par des machines, remplacés par des lotissements sans âme. Je sentais la colère monter en moi.

— Tu veux tout balayer, Julien ? Tout ce que Papa a construit ? Tout ce qu’on a vécu ici ?

Il se leva brusquement, faisant tomber sa chaise.

— Et toi, tu veux quoi ? Continuer à trimer pour rien ? Regarder Maman s’épuiser ? Tu crois que Papa aurait voulu ça ?

Je n’avais pas de réponse. J’étais perdue. Mon mari, Luc, m’avait déjà dit qu’il penchait du côté de Julien. « On ne peut pas vivre de souvenirs, Isa. Il faut penser à l’avenir. » Mais pour moi, l’avenir sans cette terre n’avait aucun sens.

Les jours suivants furent un enfer. Les réunions de famille tournaient à l’orage. Ma sœur, Claire, restait silencieuse, mais je voyais dans ses yeux la même détresse que dans les miens. Les voisins commençaient à parler. « Les Lefèvre vont vendre, tu te rends compte ? »

Un soir, alors que je rentrais des champs, j’ai surpris une conversation entre Luc et Julien dans la grange.

— Il faut convaincre Isa. Sinon, on n’y arrivera pas.

— Elle ne cédera pas. Elle est têtue comme Papa.

— On n’a pas le choix. Si elle refuse, on ne touchera rien.

J’ai senti la trahison me brûler la gorge. Mon propre mari, prêt à me manipuler pour de l’argent. J’ai claqué la porte, les larmes aux yeux. Luc m’a rejointe, penaud.

— Isa, écoute-moi…

— Non ! Tu veux vendre ? Vends ! Mais ne me demande pas de trahir la mémoire de mon père.

Cette nuit-là, j’ai dormi dans la chambre d’amis. Le lendemain, j’ai trouvé Maman devant la fenêtre, regardant la brume s’étendre sur les champs.

— Tu sais, ma fille, la terre ne nous appartient pas vraiment. On la garde juste pour ceux qui viendront après nous.

Ses mots m’ont transpercée. Et si je me trompais ? Et si, à force de vouloir préserver le passé, j’empêchais ma famille de vivre ?

Le notaire est venu. La tension était à son comble. Julien avait déjà signé. Luc aussi. Claire, les mains tremblantes, a posé son stylo sur la table.

— Je ne peux pas, a-t-elle murmuré. Je ne peux pas signer.

Tous les regards se sont tournés vers moi. J’avais le pouvoir de tout arrêter. Ou de tout perdre.

J’ai regardé Maman. Elle pleurait en silence. J’ai pensé à Papa, à ses mains calleuses, à ses histoires au coin du feu. J’ai pensé à mes enfants, qui jouaient dans la grange, insouciants.

J’ai pris le stylo. Ma main tremblait. J’ai fermé les yeux. Et j’ai signé.

Le soir même, la maison était vide. Julien était parti fêter la vente avec sa femme. Luc m’évitait. Claire s’était enfermée dans sa chambre. Maman s’est assise à côté de moi, a pris ma main.

— Tu as fait ce que tu croyais juste, ma chérie.

Mais je n’en étais pas sûre. J’avais l’impression d’avoir trahi tout ce que j’aimais. Les jours suivants, les machines sont arrivées. Les champs ont disparu sous le béton. Les souvenirs aussi.

Aujourd’hui, je vis dans un appartement moderne à Chartres. Je n’entends plus le chant des oiseaux au matin. Je n’ai plus de terre sous les ongles. Mais j’ai de l’argent sur mon compte. Est-ce que ça valait la peine ? Est-ce que l’on peut vraiment acheter le bonheur au prix de ses racines ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?