Le Cœur de Petit Émile : Le Choix d’une Mère
« Non, ce n’est pas possible… » Ma voix tremble, se brise, se perd dans la nuit. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Au bout du fil, la voix du médecin résonne encore, froide et lointaine : « Madame Lefèvre, votre fils Émile a eu un accident. Il… il ne reviendra pas. »
Je tombe à genoux sur le carrelage glacé de la cuisine. Le mug de chocolat chaud qu’Émile avait laissé traîner sur la table ce matin me nargue, souvenir cruel d’une normalité envolée. La pendule indique 2h17. Je voudrais hurler, mais aucun son ne sort. Mon mari, Vincent, descend en trombe l’escalier, affolé par mes sanglots. Il comprend tout sans un mot. Il s’effondre à côté de moi, nos deux corps secoués par une douleur animale.
Les heures suivantes sont floues. Les policiers, les médecins, les voisins qui frappent à la porte. Les mots « accident de scooter », « hémorragie cérébrale », « rien à faire ». Je me perds dans les bras de ma sœur Camille, qui murmure des paroles vaines : « Il faut être forte, Anne… »
Mais comment être forte quand on vous arrache votre enfant ?
Le lendemain matin, alors que la lumière grise filtre à travers les volets, un médecin s’assoit face à nous à l’hôpital de Tours. Il a ce regard que je déteste déjà, celui de ceux qui ont trop vu la mort. Il parle doucement :
— Madame Lefèvre… Émile était en bonne santé. Son cœur bat encore grâce aux machines. Nous voudrions savoir si vous accepteriez de donner ses organes.
Je le fixe, hébétée. Donner le cœur d’Émile ? Ce cœur que j’ai senti battre sous ma main quand il était bébé ? Vincent serre ma main, mais je sens qu’il est aussi perdu que moi.
— Je… je ne sais pas…
Le médecin attend. Le temps s’étire. Je pense à tout : aux souvenirs d’Émile courant dans le jardin, à ses disputes avec sa sœur Manon pour la dernière part de tarte aux pommes, à ses rêves de devenir pompier comme son oncle.
Camille intervient :
— Anne, tu sais ce qu’Émile aurait voulu ?
Je secoue la tête. Je n’en sais rien. On ne parle jamais de ça dans les familles françaises, n’est-ce pas ? On pense que ça n’arrive qu’aux autres.
Vincent murmure :
— Peut-être que son cœur pourrait sauver un autre enfant…
Je me lève brusquement.
— Et moi ? Qui va sauver mon cœur à moi ?
Je sors dans le couloir, suffoquée. Les murs blancs de l’hôpital me donnent la nausée. Je croise une infirmière qui détourne les yeux. Je m’effondre sur une chaise et je pleure toutes les larmes de mon corps.
Les heures passent. Les médecins reviennent. Ils ont besoin d’une réponse. Je sens le regard de Vincent sur moi, celui de Manon aussi — elle n’a que douze ans et ne comprend pas pourquoi son frère ne reviendra pas.
Je repense à cette nuit où Émile avait eu peur du noir et s’était glissé dans notre lit. « Maman, tu seras toujours là ? » J’avais promis que oui.
Mais je ne peux plus rien promettre.
Finalement, je retourne dans la chambre stérile où repose Émile. Il a l’air paisible, presque endormi. Je caresse ses cheveux blonds, je lui parle doucement :
— Mon chéri… Je ne sais pas si j’ai la force… Mais si ton cœur peut continuer à battre ailleurs… Peut-être que c’est ça, l’amour d’une mère.
Je signe les papiers d’une main tremblante.
Les jours suivants sont un brouillard de formalités et de condoléances maladroites. Certains membres de ma famille me jugent :
— Comment as-tu pu laisser partir son cœur ? Ce n’est plus vraiment lui sans son cœur !
D’autres me soutiennent :
— Tu as fait preuve d’un courage immense.
Mais rien n’apaise vraiment la douleur. Je me surprends à guetter le facteur chaque matin, espérant une lettre de la famille qui a reçu le cœur d’Émile. Mais le secret médical est strict en France ; je ne saurai jamais qui il a sauvé.
Un soir d’automne, alors que je range la chambre d’Émile pour la première fois depuis des semaines, je tombe sur un dessin qu’il avait fait en CE2 : un grand cœur rouge entouré de petites mains.
Au dos, il avait écrit : « Pour partager avec tout le monde. »
Je m’effondre en larmes, mais cette fois ce sont des larmes mêlées d’espoir.
Aujourd’hui encore, chaque battement de mon propre cœur me rappelle ce choix impossible. J’ai perdu mon fils, mais quelque part en France, une autre mère a retrouvé le sourire grâce à lui.
Est-ce que j’ai fait le bon choix ? Peut-on vraiment tourner la page après une telle épreuve ? Dites-moi… vous auriez fait quoi à ma place ?