Le choix de Camille : Entre le cœur et la raison

« Tu vas vraiment partir, Camille ? » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tremblante, presque étranglée par l’émotion. Je serre la poignée de ma valise, le cœur battant à tout rompre. Autour de nous, les murs jaunis de notre appartement lyonnais semblent retenir leur souffle. Je n’ai que vingt-sept ans, mais ce matin-là, j’ai l’impression d’en porter cinquante sur mes épaules.

Depuis des mois, la maladie de maman s’est installée dans notre quotidien comme une invitée indésirable. Le cancer a tout envahi : ses forces, nos conversations, l’atmosphère même de la maison. Pourtant, il y a trois semaines, j’ai reçu ce mail tant attendu : « Félicitations Camille ! Nous serions honorés de vous accueillir au sein de notre équipe à Paris. » Un rêve d’enfant. Un poste d’architecte dans une agence renommée, la promesse d’une vie nouvelle. Mais à quel prix ?

« Tu sais bien que c’est important pour moi… » Ma voix se brise. Maman détourne les yeux, essuie une larme du revers de la main. « Je sais, ma chérie. Mais qui va m’aider ? »

Mon frère Julien vit à Marseille, absorbé par sa propre famille. Mon père est parti il y a dix ans, sans jamais se retourner. Depuis, maman et moi formons un duo fragile, soudé par les épreuves et les silences. Je me sens coupable rien qu’à l’idée de l’abandonner.

Les jours suivants sont un supplice. Je fais semblant de préparer mon départ, mais chaque geste me pèse. Les voisins passent déposer des tartes ou des mots gentils. « Tu as bien mérité de penser à toi », me souffle Madame Lefèvre, la voisine du dessus. Mais je vois bien le reproche dans le regard de certains : « Comment peut-elle laisser sa mère dans cet état ? »

Un soir, alors que je range les médicaments dans la salle de bain, maman me surprend :
— Tu sais, Camille, je ne veux pas être un boulet pour toi.
— Arrête, maman… Tu n’es pas un boulet !
— Si tu pars, promets-moi juste de ne pas regretter.

Je ne réponds pas. Comment promettre l’impossible ?

La veille du départ, un orage éclate sur Lyon. Je reste éveillée toute la nuit, écoutant la pluie marteler les vitres. Dans le noir, je repense à mon enfance : les goûters au parc de la Tête d’Or, les rires partagés, les disputes aussi. J’ai peur de perdre tout cela en partant.

Le matin venu, je prends le train pour Paris. Sur le quai, maman me serre fort contre elle. « Prends soin de toi », murmure-t-elle. Je monte dans le wagon en retenant mes larmes.

À Paris, tout va trop vite. Les réunions s’enchaînent, les projets affluent. Je devrais être heureuse, mais une ombre plane sur mes journées. Chaque soir, j’appelle maman. Sa voix faiblit peu à peu. Un jour, elle ne répond plus.

Je prends le premier train pour Lyon. À l’hôpital, elle dort paisiblement. Julien est là aussi, silencieux. Je m’assieds près d’elle et lui prends la main.

— Pardon, maman…

Elle ouvre les yeux et me sourit faiblement :
— Tu as fait ce que tu devais faire… N’oublie jamais de vivre pour toi.

Quelques jours plus tard, elle s’éteint.

Le vide qu’elle laisse est immense. Je retourne à Paris avec un sentiment d’inachevé. J’avance dans mon travail comme un automate. Les nuits sont longues ; la culpabilité me ronge.

Un soir d’hiver, alors que je marche sur les quais de Seine, je croise le regard d’une vieille dame qui me sourit tendrement. Je pense à maman et je comprends enfin : il n’y a pas de bon choix, seulement des choix faits avec amour et douleur.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment concilier ses rêves et ses devoirs ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?