Le Canapé de la Discorde : Quand l’Amour Devient une Lutte de Territoire

— Tu dors sur le canapé ce soir, Aurélien. J’en peux plus de tes manies !

La voix de Camille résonne dans le salon, tranchante comme une lame. Je reste figé, la main encore sur la poignée de la porte d’entrée, les courses à peine posées. Mon cœur cogne fort, pas seulement à cause de la fatigue de la journée. C’est mon appartement, mon refuge depuis trois ans, et ce soir, on me chasse de mon propre lit.

Je la regarde, elle est debout, les bras croisés, les yeux rouges d’avoir pleuré. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une tristesse immense. Comment en est-on arrivé là ?

— Camille, tu te rends compte de ce que tu me demandes ? C’est chez moi ici…

Elle éclate :

— Chez toi ? Tu veux dire que je ne suis pas chez moi ? Voilà, c’est ça le fond du problème ! Tu ne m’as jamais vraiment laissée entrer dans ta vie, dans ton espace !

Je soupire, je passe une main sur mon visage. Je repense à nos débuts, à l’excitation de la première clé confiée, aux cartons qu’on a montés ensemble dans l’escalier étroit de cet immeuble du 11e arrondissement. On avait ri, on s’était embrassés entre deux meubles IKEA. Aujourd’hui, il ne reste que des disputes sur des détails : la vaisselle pas faite, la fenêtre laissée ouverte, le chat qui grimpe sur la table.

Je pose les sacs de courses avec un bruit sourd. Camille s’effondre sur le canapé — mon futur lit pour la nuit ? — et se met à pleurer doucement. Je m’approche, hésitant.

— Camille… Qu’est-ce qui ne va pas ? Ce n’est pas juste une histoire de chaussettes sales ou de vaisselle…

Elle relève la tête, ses yeux brillent.

— J’ai l’impression d’être une invitée ici. Ta mère passe quand elle veut, tu refuses qu’on change les rideaux ou qu’on repeigne la chambre… J’étouffe !

Je me tais. C’est vrai que j’ai du mal à lâcher prise. Cet appartement, c’est tout ce qu’il me reste après le divorce de mes parents et la mort de mon père. C’est mon ancre. Mais Camille… Elle veut construire quelque chose avec moi.

Un silence pesant s’installe. Je repense à ma mère qui débarque sans prévenir avec ses tartes aux pommes et ses conseils sur « comment tenir une maison ». À mon frère Thomas qui se moque gentiment de « l’invasion féminine » chez moi. Et moi, au milieu, incapable de poser des limites.

Camille se lève brusquement :

— Tu sais quoi ? Je vais dormir chez Mathilde ce soir. Peut-être que ça te fera réfléchir.

Elle attrape son sac, claque la porte. Le silence retombe comme une chape de plomb. Je m’assois sur le canapé — mon lit pour la nuit — et je regarde autour de moi. Les murs sont couverts de souvenirs : des photos de vacances avec Camille, des dessins d’enfants offerts par ma nièce Léa, un vieux poster du Stade Toulousain.

Je me sens seul. Vraiment seul.

Le lendemain matin, je me réveille avec un mal de dos carabiné et une boule au ventre. Je reçois un message de ma mère : « Tu viens déjeuner dimanche ? » J’hésite à lui parler de Camille, mais je sais déjà ce qu’elle dira : « Les femmes veulent toujours tout changer ! »

Au boulot, je suis ailleurs. Mon collègue Julien me lance :

— T’as une sale tête, vieux. T’as dormi où ?

Je souris jaune :

— Sur le canapé… Chez moi.

Il éclate de rire :

— Bienvenue dans la vraie vie à deux !

Mais ce n’est pas drôle. Le soir, Camille rentre. Elle a les traits tirés mais elle s’assoit à côté de moi.

— On doit parler.

Je hoche la tête.

— Je veux qu’on fasse cet appartement à nous deux. Pas juste chez toi où je vis en colocataire.

Je sens ma gorge se serrer.

— J’ai peur… Si on change tout, j’ai peur d’oublier d’où je viens.

Elle prend ma main.

— On peut garder des souvenirs et en créer des nouveaux ensemble. Mais il faut que tu me laisses une place.

On reste là longtemps sans parler. Puis je murmure :

— D’accord… On repeindra la chambre ce week-end ?

Elle sourit enfin.

Plus tard dans la soirée, alors qu’elle s’endort contre moi dans NOTRE lit — oui, notre — je repense à tout ça. Pourquoi est-ce si difficile de partager ce qu’on aime ? De céder un peu sans avoir l’impression de tout perdre ?

Est-ce que l’amour, c’est forcément renoncer à une part de soi ? Ou est-ce que c’est apprendre à agrandir son monde pour y accueillir l’autre ? Qu’en pensez-vous ?