Larmes sur le même oreiller : Mère et fille abandonnées la même semaine

— Tu crois qu’il va revenir, maman ?

La voix de Camille tremble. Je serre sa main, incapable de répondre. Nous sommes là, toutes les deux, recroquevillées sur le vieux canapé bleu du salon, les yeux rouges, le cœur en miettes. Le silence de notre appartement parisien est assourdissant, seulement brisé par nos reniflements et le tic-tac de l’horloge. Deux jours. Il n’aura fallu que deux jours pour que tout s’effondre : son petit ami l’a quittée par SMS, et mon mari, François, m’a envoyé un simple message pour m’annoncer qu’il ne rentrerait plus jamais à la maison. Vingt ans de mariage balayés en quelques mots froids.

Je me revois encore, hier matin, relisant ce message absurde : « Je suis désolé, je ne peux plus continuer. » J’ai cru à une mauvaise blague. J’ai appelé, il n’a pas répondu. J’ai attendu, espéré entendre la clé tourner dans la serrure. Mais rien. Juste ce vide immense qui s’est installé dans chaque pièce.

Camille, elle, n’a que dix-sept ans. Elle pensait avoir trouvé le grand amour avec Julien, un garçon du lycée Henri-IV. Ils s’étaient promis de ne jamais se quitter. Et puis, lui aussi a choisi la lâcheté d’un texto : « Je préfère qu’on arrête là. »

— Je ne comprends pas… Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

Sa question me transperce. Je voudrais lui dire que ce n’est pas sa faute, que parfois les gens partent sans raison valable, mais je n’en suis même plus sûre moi-même. Est-ce que j’ai raté quelque chose ? Est-ce que j’ai été une mauvaise épouse ? Une mauvaise mère ?

Le téléphone vibre encore sur la table basse. Un message de ma sœur, Hélène : « Tu veux que je passe ce soir ? » Non, je ne veux voir personne. Je veux juste rester là, avec Camille, à pleurer sur notre sort.

— Tu sais maman… Papa m’a dit qu’il t’aimait encore la semaine dernière.

Je sens mes larmes redoubler. Pourquoi est-ce si facile de mentir ? Pourquoi est-ce si difficile d’aimer ?

La nuit tombe sur Paris. Les lumières des immeubles voisins s’allument une à une. J’entends des rires dans la cour intérieure. La vie continue pour les autres. Pas pour nous.

Camille se lève soudainement et va fouiller dans la cuisine. Elle revient avec une tablette de chocolat et deux cuillères.

— On fait comme quand j’étais petite ?

Je souris faiblement. Oui, on va faire comme avant, comme si rien n’avait changé.

— Tu te souviens quand papa oubliait nos anniversaires et qu’on se consolait avec du chocolat ?

Je hoche la tête. Oui, je me souviens de tout. Des disputes étouffées derrière la porte de la chambre, des silences pesants à table, des promesses non tenues. Mais aussi des rires partagés, des vacances à Biarritz, des soirées cinéma sous la couette.

— Tu crois qu’on va s’en sortir ?

Je prends une grande inspiration.

— Je ne sais pas, ma chérie. Mais on va essayer. Ensemble.

Le lendemain matin, je me force à sortir du lit. Camille est déjà debout, assise devant son ordinateur portable pour suivre ses cours à distance. Je prépare du café, le même rituel chaque matin depuis vingt ans. Mais aujourd’hui, il n’y a plus personne pour partager ce moment.

Je reçois un mail du lycée : « Madame Martin, nous avons remarqué une baisse de participation de Camille en classe virtuelle… » Je soupire. Comment expliquer à ces professeurs que ma fille vient de perdre bien plus qu’une motivation scolaire ?

Dans la journée, ma mère m’appelle.

— Tu dois te ressaisir, Claire ! Pour Camille !

Facile à dire… Elle n’a jamais compris mes choix de vie. Elle n’a jamais aimé François non plus.

Le soir venu, Camille rentre d’une promenade au parc Montsouris avec sa meilleure amie Lucie.

— Maman… Lucie dit que son père aussi est parti il y a deux ans. Elle dit qu’on finit par s’y habituer.

Je la regarde longuement.

— Est-ce qu’on veut vraiment s’habituer à ça ? À l’absence ?

Elle hausse les épaules.

— Peut-être qu’on n’a pas le choix.

Les jours passent et se ressemblent. Les messages de François restent sans réponse à mes tentatives d’explication. Il a disparu de nos vies comme il y est entré : sans bruit.

Un soir, alors que je range la chambre de Camille, je tombe sur une lettre pliée en quatre sous son oreiller. J’hésite à l’ouvrir mais la curiosité l’emporte :

« Maman,
Si tu lis cette lettre c’est que tu fouilles dans mes affaires (comme d’habitude). Je voulais juste te dire que je t’aime très fort et que même si tout est nul en ce moment, je suis contente d’être avec toi. On va s’en sortir toutes les deux, j’en suis sûre.
Camille »

Je fonds en larmes. Pour la première fois depuis longtemps, ce ne sont pas des larmes de tristesse mais d’espoir.

Quelques semaines plus tard, nous décidons d’aller passer un week-end chez ma sœur à Lyon. Changer d’air nous fait du bien. Camille retrouve le sourire en jouant avec ses cousins ; moi je me surprends à rire aux blagues d’Hélène.

Le retour à Paris est moins douloureux que prévu. Nous avons trouvé une nouvelle routine : des soirées séries télévisées, des balades au marché du dimanche matin, des confidences tardives autour d’un thé brûlant.

Un soir d’automne, alors que nous regardons la pluie tomber sur les toits parisiens, Camille me prend la main :

— Tu sais maman… Je crois qu’on est plus fortes que ce qu’on pensait.

Je souris enfin sincèrement.

— Oui ma chérie… On est invincibles.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : pourquoi ceux qu’on aime le plus sont-ils parfois ceux qui nous blessent le plus profondément ? Est-ce qu’on apprend vraiment à vivre avec l’absence ou est-ce qu’on finit juste par s’y habituer ? Qu’en pensez-vous ?