L’anniversaire de ma fille et le silence de ma solitude

« Tu ne viens pas, maman. Ce n’est pas la peine. »

Sa voix, froide comme un matin de novembre à Lyon, résonne encore dans ma tête. J’ai raccroché, la gorge serrée, les mains tremblantes. Aujourd’hui, Marisa fête ses trente ans, et je ne serai pas là. Je ne verrai pas son sourire, je n’entendrai pas ses amis rire dans la cuisine, je ne sentirai pas l’odeur du gâteau au chocolat que je lui faisais chaque année. Je suis seule, assise dans ce salon trop grand depuis que Paul est parti, il y a cinq ans déjà.

Je me lève, j’ouvre la fenêtre. Le vent s’engouffre, fait voler les photos sur la commode. Je m’approche, je les ramasse une à une. Marisa, petite, sur la plage de Saint-Malo, les cheveux en bataille, les yeux pétillants. Paul, qui la porte sur ses épaules. Moi, derrière, le visage fatigué mais heureux. Où est passée cette famille ?

Je me souviens du dernier anniversaire où nous étions tous ensemble. Marisa avait vingt-cinq ans. Paul était déjà malade, mais il avait tenu à préparer le repas avec moi. Nous avions ri, chanté, bu un peu trop de vin. Marisa m’avait serrée dans ses bras : « Merci maman, c’est parfait. »

Puis il y a eu la maladie, la lente agonie de Paul, les nuits blanches à l’hôpital Édouard-Herriot, les disputes avec Marisa sur les traitements, sur la maison à vendre pour payer les soins. Elle m’en a voulu d’avoir vendu la maison de famille à Annecy. « Tu détruis tout ce qui nous reste », m’avait-elle crié un soir, les yeux pleins de larmes et de colère.

Depuis, tout s’est effrité. Les appels se sont espacés. Les visites sont devenues rares. Parfois, elle m’envoie un message : « Je suis débordée, maman. » Ou bien : « On se voit bientôt. » Mais ce bientôt n’arrive jamais.

Je me suis souvent demandé si j’étais une mauvaise mère. Est-ce que j’ai trop protégé Marisa ? Ou pas assez ? Est-ce que j’ai été trop dure après la mort de Paul ? Je me revois lui reprocher son absence à l’enterrement : « Tu aurais pu arriver plus tôt ! » Elle avait fondu en larmes : « Tu ne comprends rien… »

Le téléphone vibre. Un message de ma sœur, Hélène : « Tu viens dîner ce soir ? » Je n’ai pas envie. Je n’ai envie de rien. Je regarde la pendule : seize heures. À cette heure-ci, Marisa doit être en train d’ouvrir ses cadeaux. Peut-être que sa belle-mère est là, elle. Peut-être qu’elle rit avec son père, François, le nouveau compagnon de Marisa. Je ne connais même pas sa voix.

Je me souviens de la dernière fois où j’ai vu Marisa. C’était il y a trois mois, dans un café du Vieux-Lyon. Elle était pressée, nerveuse. Elle m’a parlé de son travail à la mairie, de ses projets de voyage avec François. J’ai essayé de lui dire que je me sentais seule, que la maison était vide sans elle. Elle a détourné les yeux : « Maman, il faut que tu vives pour toi maintenant. »

Mais comment vivre pour soi quand on a tout donné à sa famille ? Quand on a sacrifié ses rêves pour élever une enfant, pour soutenir un mari malade ?

Je repense à mon propre anniversaire l’an dernier. J’avais préparé un petit repas, espérant que Marisa viendrait. Elle a annulé au dernier moment : « Désolée maman, une urgence au travail… » J’ai mangé seule devant la télé.

Je me lève et j’ouvre le tiroir du buffet. J’en sors une vieille lettre de Paul. Il écrivait : « Prends soin de Marisa si je pars avant toi. Elle aura besoin de toi plus que jamais. » J’ai failli à cette promesse.

La sonnette retentit soudain. Mon cœur s’accélère. Serait-ce Marisa ? Non… C’est le facteur, qui me tend une enveloppe blanche. Une carte d’anniversaire pour Marisa que j’avais oubliée d’envoyer.

Je m’effondre sur le canapé et je pleure enfin toutes les larmes retenues depuis des mois. Je pleure Paul, je pleure Marisa, je pleure cette vie qui m’échappe.

Le soir tombe sur Lyon. Les lumières s’allument dans les appartements voisins. J’imagine les familles réunies autour d’un gâteau, des enfants qui chantent « Joyeux anniversaire ». Chez moi, il n’y a que le silence.

Je compose le numéro de Marisa sans réfléchir. Sa messagerie s’enclenche : « Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie de Marisa… » Je raccroche.

Je me parle à moi-même :
— Où ai-je échoué ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui est brisé ?

Et vous… avez-vous déjà ressenti ce vide immense quand ceux qu’on aime s’éloignent sans qu’on comprenne pourquoi ?