Lana, ma fille perdue : Où avons-nous failli ?

« Lana, tu ne vas pas sortir ce soir ? » Ma voix tremble, suspendue dans l’air lourd de notre salon. Elle ne lève même pas les yeux de son téléphone. Son visage est pâle, fermé, presque étranger. Je me souviens encore de ses éclats de rire qui résonnaient dans la maison, de ses confidences chuchotées à la lumière tamisée de sa chambre. Aujourd’hui, il ne reste que le silence, et cette distance glaciale qui s’est installée entre nous.

Tout a changé le jour où elle a épousé Darius. Un garçon du quartier, poli, discret, mais dont les yeux ne m’ont jamais inspiré confiance. « Il est gentil, maman, tu verras… » m’avait-elle dit, le regard brillant d’espoir. J’ai voulu la croire. J’ai voulu croire que l’amour pouvait la rendre heureuse. Mais à chaque visite, je la voyais s’effacer un peu plus.

Un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les vitres, j’ai surpris une conversation entre Lana et Darius. Sa voix à lui était sèche, tranchante : « Tu pourrais faire un effort, non ? Ta mère n’a pas besoin de tout savoir. » Lana a baissé la tête, murmurant un « d’accord » à peine audible. J’ai senti mon cœur se serrer. Où était passée ma fille, celle qui n’avait jamais peur de dire ce qu’elle pensait ?

Depuis ce jour, je me suis mise à douter de tout. Avons-nous, son père et moi, trop exigé d’elle ? L’avons-nous poussée dans les bras du premier venu pour fuir notre foyer trop strict ? Ou bien avons-nous manqué de vigilance, aveuglés par notre confiance naïve ?

Les repas de famille sont devenus un supplice. Lana arrive en retard, s’excuse à peine, mange en silence. Darius lui tient la main sous la table, mais son geste ressemble plus à une injonction qu’à une marque d’affection. Mon mari, Jean-Pierre, tente parfois de détendre l’atmosphère : « Alors Lana, tu travailles toujours à la bibliothèque ? » Elle hoche la tête sans un mot. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse insondable.

Un dimanche après-midi, je n’y tiens plus. Je la prends à part dans la cuisine.
— Lana, regarde-moi… Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’es plus la même.
Elle détourne les yeux, ses mains tremblent.
— Rien maman… Je suis juste fatiguée.
— Ce n’est pas vrai. Tu ne ris plus, tu ne parles plus… Est-ce Darius ?
Elle sursaute, comme si j’avais prononcé un mot interdit.
— Non ! Il est gentil… C’est moi le problème.

Je voudrais la serrer dans mes bras, lui dire que tout ira bien. Mais elle se dérobe et retourne auprès de Darius qui l’attend dans le couloir.

Les semaines passent et mon angoisse grandit. Je remarque des bleus sur ses poignets. Elle prétend s’être cognée en rangeant des livres. Je n’ose pas insister. Jean-Pierre me dit de ne pas m’inquiéter inutilement : « Tu sais comment sont les jeunes couples… Ils ont besoin d’espace. » Mais je sens que quelque chose cloche profondément.

Un soir, alors que je rentre des courses, je croise Darius devant leur immeuble. Il me salue froidement.
— Lana n’est pas là.
— Je voulais juste lui apporter des tartes aux pommes…
— Elle n’a pas faim.
Je serre le sac contre moi et m’éloigne, le cœur lourd.

Je commence à fouiller dans mes souvenirs. Lana enfant, Lana adolescente… Toujours si vive, si curieuse du monde. Comment a-t-elle pu se laisser enfermer dans cette vie qui ne lui ressemble pas ? Est-ce moi qui ai raté quelque chose ?

Un matin, elle m’appelle en pleurs.
— Maman… Je ne sais plus quoi faire…
Sa voix est brisée. Je saute dans ma voiture et fonce chez elle. Elle m’ouvre la porte, les yeux rougis.
— Il m’a dit que je ne servais à rien… Que sans lui je ne suis personne…
Je la prends dans mes bras. Je sens toute sa détresse, sa peur.
— Tu n’es pas seule, Lana. On va t’aider. Tu es forte, tu as le droit d’être heureuse.

Ce jour-là, elle accepte enfin de passer quelques jours chez nous. Darius appelle sans cesse. Il menace, il supplie. Jean-Pierre finit par décrocher :
— Laisse-la respirer un peu !

Peu à peu, Lana retrouve des couleurs. Elle recommence à sourire timidement. Mais la peur ne la quitte pas. Elle craint le regard des voisins, le jugement de sa belle-famille. En France, on parle beaucoup d’égalité et de liberté, mais combien de femmes vivent encore dans l’ombre d’un homme possessif ?

Je me bats contre ma propre culpabilité. Ai-je été une bonne mère ? Aurais-je dû voir les signes plus tôt ? Autour de moi, les avis fusent : « Il faut qu’elle divorce ! », « Ce n’est pas si grave… », « Elle doit penser à elle maintenant. » Mais rien n’est simple quand il s’agit du cœur et des chaînes invisibles qu’il peut forger.

Aujourd’hui, Lana hésite encore. Elle oscille entre l’envie de partir et la peur de tout perdre. Je l’accompagne chez une psychologue, je l’encourage à reprendre contact avec ses amies. Mais chaque soir, je prie pour qu’elle trouve la force de se libérer.

Parfois je me demande : l’amour peut-il vraiment devenir une prison ? Où s’arrête le devoir d’une mère et où commence celui d’une femme envers elle-même ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?