La voix que personne n’entend : l’histoire de ma grand-mère Marthe

— Tu ne comprends pas, maman, elle est seule !

Ma voix tremblait dans la cuisine, entre la cafetière qui grésillait et les miettes de pain sur la table. Ma mère, les bras croisés, fixait la fenêtre comme si la pluie de novembre pouvait lui donner une réponse. Mon père, lui, lisait son journal, indifférent, comme toujours.

— Julie, ta grand-mère a toujours été forte. Elle s’en sortira, tu verras, a-t-elle dit, d’un ton sec.

Mais je savais que ce n’était pas vrai. Depuis que papi Henri était parti, mamie Marthe n’était plus la même. Elle errait dans son appartement de la rue des Lilas, à Lyon, comme une âme en peine. Les rideaux restaient tirés, la télévision murmurait des souvenirs, et le téléphone ne sonnait jamais. J’avais seize ans, et j’étais la seule à lui rendre visite chaque samedi. Je la trouvais assise dans son fauteuil, les mains posées sur ses genoux, le regard perdu vers la photo de leur mariage.

— Tu sais, Julie, il me manque, murmurait-elle en caressant le cadre. On ne s’habitue jamais à la solitude. Pas vraiment.

Je lui apportais des croissants, je lui racontais mes histoires de lycée, mais je sentais que son cœur se refermait un peu plus chaque semaine. Un jour, elle m’a confié :

— Parfois, j’ai l’impression d’être un fantôme. Je parle, mais personne ne m’entend.

Cette phrase m’a transpercée. J’ai supplié mes parents d’aller la voir, de l’inviter à dîner, de l’appeler au moins. Mais ils étaient pris dans leur routine, leurs soucis, leur fatigue. Mon père disait :

— On ne peut pas porter toute la misère du monde, Julie. Elle a ses voisines, non ?

Mais les voisines, elles aussi, étaient vieilles et fatiguées. Et puis, Marthe n’osait pas déranger. Elle avait été institutrice toute sa vie, une femme droite, fière, qui n’aimait pas demander de l’aide. Elle avait élevé trois enfants, dont ma mère, seule pendant des années quand papi travaillait à l’usine. Elle avait tout donné à sa famille. Et maintenant, elle se retrouvait invisible.

Un soir, je suis restée dormir chez elle. J’ai entendu ses sanglots étouffés à travers la cloison. Le lendemain matin, elle m’a souri comme si de rien n’était, mais ses yeux étaient rouges.

— Tu sais, Julie, quand on vieillit, on devient transparent. On croit qu’on va manquer à ceux qu’on aime, mais la vie continue sans nous.

Je n’ai pas su quoi répondre. J’avais envie de crier, de secouer mes parents, de leur montrer la détresse de Marthe. Mais à la maison, le sujet était tabou. Ma mère se fermait comme une huître dès que je prononçais le nom de sa mère.

— Tu ne comprends pas tout, Julie. Il y a des choses entre elle et moi que tu ignores.

Je me suis sentie impuissante. J’ai commencé à écrire des lettres à Marthe, à lui glisser des petits mots dans sa boîte aux lettres. Je lui ai offert un carnet pour qu’elle y note ses souvenirs. Petit à petit, elle s’est remise à écrire. Elle me racontait son enfance à la campagne, la guerre, les privations, la naissance de ses enfants. Mais il y avait toujours cette ombre, ce silence pesant.

Un dimanche, alors que je venais la voir, j’ai trouvé la porte entrouverte. Marthe était allongée sur le canapé, pâle, les yeux fermés. J’ai paniqué, j’ai appelé les secours. À l’hôpital, le médecin a parlé de « fatigue générale », de « dépression liée à l’isolement ».

Mes parents sont venus, gênés, mal à l’aise. Ma mère n’a pas osé regarder sa mère dans les yeux. Dans le couloir, elle a murmuré :

— Je ne savais pas que c’était si grave…

J’ai eu envie de hurler : mais si, tu savais ! Tu ne voulais pas voir, c’est tout.

Après cet épisode, Marthe est rentrée chez elle, mais quelque chose avait changé. Ma mère a commencé à l’appeler une fois par semaine. Mon père a proposé qu’on l’invite pour Noël. Mais le mal était fait. Marthe souriait, mais ses yeux restaient tristes.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombait sur les toits de la ville, elle m’a dit :

— Merci d’avoir été là, Julie. Tu es la seule à avoir entendu ma voix.

J’ai pleuré dans ses bras. J’aurais voulu faire plus, réparer les blessures du passé, effacer l’indifférence de ma famille. Mais je n’étais qu’une adolescente, impuissante face à la solitude d’une vieille femme.

Aujourd’hui, Marthe n’est plus là. Son appartement est vide, mais son carnet est plein de souvenirs. Je relis ses mots, je pense à tout ce qu’on aurait pu faire différemment.

Pourquoi la solitude des personnes âgées est-elle si invisible en France ? Pourquoi ferme-t-on les yeux sur la détresse de ceux qui nous ont tout donné ? Est-ce que vous aussi, vous avez déjà eu l’impression que la voix d’un proche s’éteignait sans que personne ne l’entende ?