La Route de la Vérité : Trois Questions sur le Sentier de Compostelle

— Tu comptes vraiment partir, Élodie ? Tu vas tout laisser derrière toi ?

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, ce matin-là, alors que je boucle mon sac à dos. Je ne réponds pas. Je n’ai pas la force d’expliquer, pas la force d’affronter son regard déçu. Je me contente d’embrasser mon petit frère, Paul, qui me serre la main en silence. Il sait, lui. Il sait que je dois partir, même si je ne sais pas encore ce que je cherche.

Le car pour Saint-Jean-Pied-de-Port part à l’aube. Dans le bus, je regarde défiler les paysages du Sud-Ouest, les champs de colza, les villages endormis. Je pense à mon père, disparu il y a deux ans sans un mot d’explication. Depuis, la maison est pleine de silences et de non-dits. Maman s’est enfermée dans son chagrin, Paul s’est réfugié dans ses jeux vidéo, et moi… moi, j’ai décidé de marcher.

Le chemin de Compostelle. Pour beaucoup, c’est une aventure spirituelle ou sportive. Pour moi, c’est une fuite. Mais dès le premier soir, à l’auberge de Roncesvaux, je comprends que ce voyage sera tout sauf simple. Dans le dortoir, une femme d’une cinquantaine d’années s’assoit près de moi. Elle s’appelle Françoise, elle vient de Lyon.

— Tu marches pour quoi ? me demande-t-elle sans détour.

Je reste muette. Elle sourit :

— On a tous une raison. Moi, c’est pour pardonner à mon fils. Il m’a trahie, tu vois…

Je détourne les yeux. Je ne suis pas prête à parler. Mais la question reste en suspens dans ma tête : pourquoi je marche ?

Les jours passent. Les ampoules aux pieds deviennent des cicatrices, les paysages changent, mais la question revient sans cesse. Un soir, alors que je m’arrête dans une petite chapelle près de Lectoure, un vieil homme me tend un carnet.

— Trois questions à te poser avant d’arriver à Compostelle, dit-il avec un sourire énigmatique. Réponds-y honnêtement.

Je ris nerveusement :

— Quelles questions ?

Il me fixe droit dans les yeux :

— Qui es-tu vraiment ? Qu’attends-tu des autres ? Et qu’es-tu prête à perdre pour avancer ?

Je note les questions dans mon carnet, sans savoir que ces mots vont me hanter jusqu’au bout du chemin.

À Cahors, je reçois un message de Paul : « Maman va mal. Elle ne sort plus du lit. » La culpabilité me ronge. Suis-je égoïste de marcher alors que ma famille s’effondre ? Le soir même, je croise un groupe de pèlerins autour d’un feu. Parmi eux, un homme d’une trentaine d’années, Antoine, m’invite à m’asseoir.

— Tu as l’air perdue…

Je souris tristement :

— Je crois que je le suis.

Il me raconte son histoire : il a quitté son travail à Paris après un burn-out. Il cherche un sens à sa vie. Nous parlons toute la nuit. Il me confie ses peurs, ses regrets. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens comprise.

Les jours suivants, nous marchons ensemble. Antoine me pousse à répondre aux trois questions du vieil homme.

— Qui es-tu vraiment ?

Je réfléchis longtemps avant d’oser écrire : « Je suis une fille qui a peur d’être abandonnée. »

— Qu’attends-tu des autres ?

« Qu’ils m’aiment sans condition… »

— Et qu’es-tu prête à perdre pour avancer ?

Je bloque sur cette question. Suis-je prête à perdre ma famille pour me trouver moi-même ?

À Moissac, alors que nous traversons le pont sur le Tarn, Antoine s’arrête brusquement.

— Tu sais que tu peux rentrer chez toi si tu veux…

Je sens les larmes monter.

— Et toi ? Pourquoi tu continues ?

Il baisse les yeux :

— Parce que j’ai peur de rentrer vide.

Cette phrase me frappe en plein cœur. Est-ce cela que je fuis ? Le vide laissé par l’absence de mon père ? Le silence de ma mère ?

Quelques jours plus tard, Paul m’appelle en pleurs : « Maman a fait une tentative… » Le monde s’écroule sous mes pieds. Je veux rentrer mais Antoine me retient :

— Tu ne peux pas sauver tout le monde, Élodie… Parfois il faut accepter de lâcher prise.

Je passe la nuit à pleurer dans le dortoir d’une auberge bondée. Le lendemain matin, je prends la décision la plus difficile de ma vie : continuer à marcher jusqu’à Compostelle. Non pas par égoïsme, mais parce que je sens que c’est la seule façon pour moi de guérir et peut-être d’aider ma famille ensuite.

À Santiago, devant la cathédrale baignée de lumière dorée, je relis mes réponses aux trois questions. Je comprends enfin : je ne suis pas responsable du bonheur des autres. Je peux aimer sans me sacrifier entièrement.

De retour chez moi, Paul m’accueille avec un sourire timide. Ma mère est là aussi, fragile mais vivante. Nous parlons enfin du passé, du départ de mon père, des blessures qu’on a cachées trop longtemps.

Aujourd’hui encore, je repense à ces trois questions chaque fois que la vie devient trop lourde. Qui suis-je vraiment ? Qu’attends-je des autres ? Et qu’est-ce que je suis prête à perdre pour avancer ?

Et vous… avez-vous déjà osé vous poser ces questions ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour trouver votre propre vérité ?