La porte close : une mère face à l’indifférence de son fils

— Ouvre-moi, Pierre ! C’est maman…

Le silence me répond. Je reste là, devant la porte de son appartement, les bras chargés de mes deux sacs. Le couloir sent le renfermé et la peinture écaillée. J’entends la télévision derrière la porte, un bruit de fond, mais aucun pas ne s’approche. Mon cœur bat trop fort. Je frappe encore, plus doucement cette fois, comme si la tendresse de mes gestes pouvait traverser le bois.

Je me souviens de ce dimanche matin, il y a dix ans, quand Pierre s’est réveillé en courant dans la cuisine : « Maman, tu fais du pain ? » Il avait douze ans, les cheveux en bataille, les yeux pleins de sommeil et d’amour. Aujourd’hui, il a trente-deux ans et ne m’ouvre même plus la porte.

J’ai passé la veille à préparer ce que je sais qu’il aime. Le rosé du poulet dans le bouillon, les carottes coupées en rondelles fines, le pain qui craque sous la main, le parfum du sernik qui embaume toute la maison. J’ai tout emballé avec soin, pensant à lui à chaque geste. Je voulais qu’il sente que sa mère pense à lui, qu’elle l’aime encore, malgré tout.

Mais la porte reste close. Je m’assois sur la marche, les sacs posés à côté de moi. Je sens le regard des voisins qui passent dans l’escalier, pressés d’aller faire leurs courses ou de rejoindre leur famille pour le déjeuner du dimanche. Je baisse les yeux, honteuse d’être là comme une mendiante d’affection.

Je repense à notre dernière dispute. C’était il y a trois semaines. Il m’a dit : « Tu ne comprends rien à ma vie, maman. Arrête de vouloir tout contrôler ! » J’ai voulu protester, expliquer que je ne faisais ça que par amour, mais il a claqué la porte au nez. Depuis, plus un mot. J’ai tenté de l’appeler, il ne répond pas. J’ai envoyé des messages : « Tu vas bien ? », « J’ai fait ton gâteau préféré », « Je pense à toi ». Rien.

Je me demande où j’ai échoué. Est-ce parce que je l’ai trop couvé ? Parce que je n’ai jamais su lui dire non ? Ou parce que je n’ai pas su voir qu’il grandissait et qu’il avait besoin d’air ?

Je me souviens de son père, Jean-Luc, qui disait toujours : « Laisse-le vivre un peu ! » Mais Jean-Luc est parti quand Pierre avait quinze ans. Il m’a laissée seule avec un adolescent en colère et une maison trop grande pour deux. J’ai tout donné à Pierre pour qu’il ne manque de rien. Peut-être ai-je trop donné.

Un bruit de clé me fait sursauter. Ce n’est pas lui. C’est une voisine, Madame Lefèvre, qui me regarde avec pitié.

— Il n’est pas là ?
— Je… Je ne sais pas. Peut-être qu’il dort encore.
— Les jeunes… Ils ont leur vie maintenant.

Elle hausse les épaules et disparaît derrière sa porte. Je reste seule avec mes pensées et mes souvenirs.

Je repense à toutes ces années où j’ai couru pour lui : les goûters d’anniversaire où j’étais la seule maman à rester pour aider ; les réunions parents-profs où j’essayais de défendre ses notes ; les nuits blanches quand il avait de la fièvre ou du chagrin d’amour. Tout ça pour quoi ? Pour finir devant une porte fermée ?

Je me lève enfin, lasse. Je pose les sacs devant sa porte. Peut-être qu’il les prendra plus tard. Peut-être qu’il comprendra que je ne veux que son bonheur.

En descendant l’escalier, je croise un jeune homme qui monte deux à deux les marches avec un casque sur les oreilles. Il me bouscule à peine un regard.

Dans la rue, le soleil brille mais je sens une pluie froide tomber à l’intérieur de moi. Je marche lentement vers l’arrêt de bus, mes mains vides et mon cœur lourd.

Dans le bus, je regarde par la fenêtre les familles qui se retrouvent sur les terrasses des cafés, les enfants qui courent après un ballon sur le trottoir. Je me demande si Pierre pense encore à moi parfois. S’il se souvient du goût du sernik ou du parfum du pain chaud le dimanche matin.

Arrivée chez moi, je pose mon manteau sur le dossier d’une chaise et m’effondre sur le canapé. Le silence est assourdissant. Je regarde mon téléphone : aucun message.

Je repense à ma propre mère, disparue trop tôt. Elle aussi voulait toujours tout faire pour moi. Je lui en ai voulu parfois d’être trop présente… Est-ce donc une malédiction de mère en fille ?

Le soir tombe et je me demande si demain sera différent. Si Pierre finira par comprendre que l’amour d’une mère n’est pas un fardeau mais une chance.

Peut-on aimer trop fort ? Où est la limite entre protéger et étouffer ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà ressenti cette douleur devant une porte close ?