La maison de mon père : entre héritage et trahison
« Tu veux vendre la maison ? » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je sens son regard brûlant sur moi, et soudain, je regrette presque d’avoir ouvert la bouche. Mais il est trop tard. Madeleine, ma femme, se tient derrière moi, silencieuse, les bras croisés. Elle sait que c’est moi qui dois affronter la tempête.
« Maman, écoute-moi… »
Elle me coupe net : « C’est Madeleine qui t’a mis cette idée en tête ? Voilà ce qu’il nous manquait ! Juste parce qu’on ne s’entend pas avec elle, il faudrait que je vende la maison ? Je l’aime, cette maison. »
Je ferme les yeux un instant. J’entends encore les rires de mon père dans le jardin, les dimanches d’été où il faisait griller des sardines sur le vieux barbecue en pierre. Mais aujourd’hui, tout est différent. Mon père est parti il y a deux ans, et depuis, la maison semble trop grande pour ma mère. Trop pleine de souvenirs, trop vide de vie.
« C’est notre maison », je dis d’une voix tremblante. « Papa l’a laissée pour nous. Enfin… tu diras qu’il l’a laissée pour moi, son fils. Mais personne ne m’a forcé à quoi que ce soit. Je me rends juste compte que… »
Ma mère éclate : « Que quoi ? Que tu veux t’en débarrasser ? Que tu veux que je parte vivre dans un appartement minable pour que toi et ta femme puissiez acheter votre pavillon à Saint-Maur ? »
Je sens la colère monter en moi. « Ce n’est pas ça ! On ne te demande pas de partir dans un taudis ! Juste… de réfléchir à ce qui serait mieux pour toi aussi. Cette maison est trop grande, trop chère à entretenir. Tu te plains tout le temps du chauffage, des fuites… »
Elle me fusille du regard. « Tu crois que je ne vois pas clair dans ton jeu ? Depuis que tu es avec Madeleine, tu n’as plus une seule pensée pour moi. Elle veut une maison à elle, c’est tout ! »
Madeleine intervient enfin, sa voix douce mais ferme : « Françoise, je comprends que ce soit difficile. Mais Pierre pense aussi à toi. Tu es seule ici… »
Ma mère l’interrompt d’un geste sec : « Je préfère être seule ici que mal accompagnée ailleurs ! »
Un silence pesant s’abat sur nous. Je regarde autour de moi : les rideaux à fleurs délavés, la vieille table en formica où j’ai fait mes devoirs enfant, les photos jaunies sur le buffet. Tout me ramène à mon enfance, à mon père qui me disait : « Un jour, cette maison sera à toi, Pierre. Prends-en soin. »
Mais aujourd’hui, je suis adulte. J’ai une femme, une petite fille de trois ans qui partage notre chambre dans notre deux-pièces à Créteil. J’aimerais lui offrir un jardin, une chambre à elle. Mais à quel prix ?
Ma mère se lève brusquement et quitte la pièce. J’entends la porte du salon claquer. Madeleine pose sa main sur mon épaule.
« Tu crois qu’elle va comprendre ? »
Je hausse les épaules, incapable de répondre.
Les jours suivants sont un enfer. Ma mère ne m’adresse plus la parole. Elle refuse même de voir sa petite-fille quand nous venons le dimanche. Mon frère cadet, Laurent, m’appelle furieux : « T’as pas honte ? Papa se retournerait dans sa tombe ! »
Je tente d’expliquer : « Laurent, on ne peut pas continuer comme ça. Maman est seule, la maison tombe en ruine… On pourrait vendre et acheter deux appartements plus petits : un pour elle, un pour nous… »
Il crie : « Et Madeleine ? Elle a dit quoi ? »
Je sens la lassitude m’envahir. Pourquoi tout le monde pense-t-il que je ne suis qu’une marionnette ? Pourquoi personne ne voit-il que je veux juste le meilleur pour tout le monde ?
Un soir, alors que je rentre du travail, je trouve ma mère assise dans le noir du salon.
« Pierre », dit-elle d’une voix fatiguée. « Tu veux vendre la maison ? Très bien. Mais sache une chose : ce n’est pas une maison que tu vendras. C’est notre histoire. C’est ton père que tu trahis. »
Je m’effondre sur le canapé à côté d’elle.
« Maman… Je n’en peux plus de cette situation. Je t’aime, tu sais ? Mais j’ai aussi une famille maintenant. J’aimerais offrir mieux à ma fille… Et toi aussi tu mérites mieux qu’une maison froide et vide où chaque pièce te rappelle l’absence de papa. »
Elle pleure en silence.
« Tu crois vraiment qu’on peut tourner la page comme ça ? »
Je prends sa main.
« Non… Mais peut-être qu’on peut écrire un nouveau chapitre ensemble. »
Le lendemain, nous visitons un appartement lumineux près du parc Montsouris. Ma mère ne dit rien pendant toute la visite. Mais en sortant, elle murmure : « Il y a du soleil ici… »
Quelques semaines plus tard, la maison est vendue. Le jour du déménagement, ma mère s’arrête sur le seuil et regarde une dernière fois le jardin.
« Tu crois qu’on sera heureux ailleurs ? » demande-t-elle.
Je n’ai pas de réponse certaine.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on vraiment tourner la page sans trahir ceux qu’on aime ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?