La cabane du lac : vengeance d’une institutrice retraitée

« Tu n’as plus rien à faire ici, Noémie. »

La voix de Gérard résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme la lame d’un couteau. Je me tenais sur le seuil de ma cabane, les mains tremblantes, le cœur battant à tout rompre. C’était un matin de mai, le soleil se reflétait sur les eaux calmes du lac de Saint-Laurent, mais pour moi, tout était devenu gris. J’ai regardé autour de moi : mes géraniums sur le rebord de la fenêtre, la vieille chaise en osier où je lisais chaque soir, les photos de mes élèves accrochées au mur… Tout cela allait disparaître.

« Gérard, tu ne peux pas faire ça ! Cette cabane, je l’ai achetée il y a vingt ans avec mes économies ! »

Il n’a même pas daigné me regarder. Il a sorti une lettre officielle de sa poche – une décision du tribunal, disait-il. Motifs : « trouble du voisinage », « non-respect des règles de copropriété ». Mensonges ! Gérard n’a jamais supporté que je sois la seule femme seule du lotissement, que je refuse ses invitations à dîner ou ses conseils paternalistes sur la façon d’entretenir mon jardin.

Je suis rentrée chez moi ce soir-là avec une valise et un sac plastique. J’ai dormi sur le canapé chez mon amie Françoise, qui m’a accueillie sans poser de questions. Mais je n’ai pas fermé l’œil. Comment en étais-je arrivée là ?

Tout a commencé il y a deux ans, quand Gérard a hérité du terrain voisin. Il est arrivé avec ses gros sabots, ses idées sur « l’ordre » et « la tranquillité ». Très vite, il s’est mis à surveiller tout le monde : qui tond sa pelouse, qui fait du bruit après 22h, qui reçoit des amis. Moi, j’étais sa cible préférée. Il disait que mes chats faisaient fuir les oiseaux, que mes invités laissaient des mégots sur la plage. Un jour, il a même photographié mon petit-fils en train de pêcher sans permis !

J’ai essayé d’en parler au conseil syndical du lotissement. Mais Gérard a su se faire des alliés : il a organisé des apéritifs, distribué des paniers de légumes de son potager… Les autres propriétaires ont vite choisi leur camp. Je suis devenue « la vieille institutrice grincheuse », celle qui refuse de s’adapter.

Le jour où j’ai reçu la convocation au tribunal, j’ai cru à une blague. Mais non : Gérard avait monté un dossier contre moi. Il avait collecté des témoignages – certains inventés, d’autres exagérés – sur mon soi-disant comportement asocial. J’ai essayé de me défendre seule, mais face à son avocat et à ses preuves fabriquées, je n’ai pas fait le poids.

Le jugement est tombé comme un couperet : expulsion sous un mois. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Cette cabane était tout ce qu’il me restait depuis la mort de mon mari. C’est là que j’avais fêté ma retraite avec mes anciens élèves ; là que j’avais appris à mes petits-enfants à nager ; là que j’avais survécu à la solitude.

Mais ce que Gérard ne savait pas, c’est qu’on ne détruit pas une femme comme moi si facilement. J’ai passé ma vie à me battre pour mes élèves dans les quartiers difficiles de Lyon ; je n’allais pas me laisser faire par un tyran de province.

La première étape de ma vengeance a été discrète : j’ai commencé à recueillir des informations sur Gérard. J’ai appris qu’il avait construit une terrasse sans permis, qu’il stockait des bidons d’essence près du lac (interdit par la mairie), et qu’il touchait des aides agricoles alors qu’il ne cultivait presque rien.

J’ai tout noté dans un carnet – dates, photos, témoignages recueillis auprès des rares voisins qui m’étaient restés fidèles. Puis j’ai envoyé un dossier complet à la mairie, à la préfecture et même à la presse locale. Quelques semaines plus tard, Gérard recevait une visite des services d’urbanisme et une amende salée.

Mais ce n’était pas suffisant. Je voulais qu’il ressente ce que j’avais ressenti : l’isolement, la honte, l’injustice. J’ai organisé une réunion secrète avec les autres propriétaires lésés par ses méthodes autoritaires. Ensemble, nous avons monté une pétition pour demander sa destitution du conseil syndical. Petit à petit, les langues se sont déliées : certains ont avoué avoir signé contre moi sous la pression ; d’autres ont reconnu que Gérard leur faisait peur.

Un soir d’orage, alors que je rentrais chez Françoise après une réunion houleuse au village, j’ai croisé Gérard sur le parking du supermarché. Il m’a lancé un regard noir.

— Tu crois vraiment pouvoir me faire tomber ?

— Je ne crois rien, Gérard. Mais tu as oublié une chose : ici aussi, les gens finissent par ouvrir les yeux.

Il a haussé les épaules et s’est éloigné sous la pluie battante.

Quelques semaines plus tard, lors de l’assemblée générale du lotissement, Gérard a été mis en minorité. Il a perdu sa place au conseil syndical. La mairie a ordonné la destruction de sa terrasse illégale et l’a menacé d’une plainte pour fraude aux aides publiques.

Je n’ai pas récupéré ma cabane – la justice est lente et parfois injuste – mais j’ai retrouvé ma dignité. Les voisins viennent désormais me saluer dans la rue ; certains m’ont même proposé de m’aider à trouver un nouveau logement près du lac.

Aujourd’hui encore, je passe devant mon ancienne cabane en promenant mon chien. Elle est vide, froide, sans vie. Mais je sais que Gérard ne pourra jamais y trouver la paix qu’il m’a volée.

Ai-je eu raison de me venger ? Ou ai-je simplement cédé à la colère ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?