« Juste un peu d’argent pour manger ! » — Le jour où j’ai croisé Élodie à la sortie du métro

« S’il vous plaît, monsieur, juste un peu d’argent pour manger… »

Sa voix tremblait, mais son regard était fixe, presque défiant. J’ai hésité, la main déjà dans la poche de mon manteau. Autour de moi, la foule pressée de la station République s’écoulait comme un fleuve indifférent. Je venais de finir une journée éreintante au cabinet d’expertise comptable, et tout ce que je voulais, c’était rentrer chez moi retrouver Camille et nos deux enfants. Mais cette femme, Élodie, plantée là avec son sac plastique et son manteau élimé, m’a arrêté net.

— Vous savez, je ne demande pas grand-chose… Juste de quoi acheter un sandwich.

J’ai soupiré. Combien de fois avais-je entendu cette phrase ? Paris regorge de ces voix qui réclament, mendient, insistent. On apprend à détourner les yeux, à se forger une carapace. Mais ce soir-là, je n’y suis pas arrivé.

— Vous n’avez pas de famille ? ai-je demandé, un peu trop brusquement.

Elle a haussé les épaules, un sourire triste aux lèvres.

— La famille… c’est compliqué.

J’ai sorti deux euros et les lui ai tendus. Elle m’a remercié d’un hochement de tête, puis s’est éloignée vers le Franprix du coin. Je l’ai observée par la vitrine : elle a acheté un paquet de chips et une canette de soda. Pas vraiment le repas équilibré que j’imaginais. Un doute s’est insinué en moi. Était-elle vraiment dans le besoin ? Ou profitait-elle simplement de la générosité des passants ?

Le soir, à table, j’ai raconté la scène à Camille.

— Tu sais, on ne peut jamais savoir… Peut-être qu’elle n’a pas le choix, a-t-elle dit en coupant sa viande pour notre fils.

Mais mon frère Paul, venu dîner chez nous ce soir-là, a ricané :

— Faut arrêter d’être naïf ! Y’en a qui font ça toute la journée et gagnent plus que toi et moi réunis !

La discussion a vite dégénéré. Camille défendait la solidarité, Paul prônait la méfiance. Moi, j’étais perdu entre les deux. Cette histoire m’a hanté toute la nuit.

Le lendemain matin, en allant chercher des croissants, j’ai revu Élodie au même endroit. Cette fois-ci, elle discutait avec un homme en costume — visiblement un habitué du quartier. Je me suis approché discrètement.

— Tu pourrais au moins changer de coin de temps en temps ! a lancé l’homme sur un ton mi-figue mi-raisin.

— J’ai mes habitudes ici… Les gens sont sympas.

Il lui a glissé un billet de cinq euros et s’est éloigné en riant. Élodie m’a vu et m’a adressé un sourire complice.

— Vous voyez ? Il y a encore des gens gentils à Paris.

Je n’ai pas su quoi répondre. Quelque chose me dérangeait dans cette scène. Était-ce la familiarité entre eux ? Ou le fait qu’elle semblait presque « travailler » ici ?

J’ai décidé d’en avoir le cœur net. Pendant plusieurs jours, j’ai observé Élodie à distance. Elle était là chaque matin, chaque soir. Parfois elle riait avec d’autres sans-abri, parfois elle s’isolait sur un banc avec son téléphone dernier cri. Un soir, je l’ai vue monter dans une Clio grise conduite par une femme plus âgée. Elles sont parties ensemble en riant.

Le doute s’est transformé en colère. Avais-je été dupé ? Était-ce pour ça que tant de gens refusaient d’aider ?

Un dimanche matin, alors que je promenais mon fils au parc des Buttes-Chaumont, je l’ai revue assise sur un banc. Cette fois-ci, elle ne mendiait pas ; elle lisait un roman de Virginie Despentes.

Je me suis approché :

— Vous n’êtes pas obligée de faire semblant avec moi.

Elle a levé les yeux vers moi, surprise puis résignée.

— Vous croyez que c’est facile ? Vous croyez que je fais ça par plaisir ?

J’ai senti ma colère retomber d’un coup.

— Pourquoi alors ?

Elle a soupiré longuement.

— J’ai perdu mon boulot il y a deux ans. J’étais caissière à Monoprix. Mon fils est en foyer parce que je ne peux plus payer le loyer. Ma mère ne veut plus me voir depuis que j’ai divorcé… Alors oui, parfois je fais semblant d’aller bien. Parfois je ris avec les autres pour oublier que j’ai faim ou que j’ai honte. Et ce téléphone ? C’est mon seul lien avec mon fils. Je le recharge dans les cafés où on me laisse entrer…

Elle s’est tue, les yeux embués.

— Mais pourquoi ne pas demander de l’aide aux associations ?

— J’ai essayé… Mais il faut des papiers à jour, des rendez-vous à n’en plus finir… Et puis il y a toujours pire que soi. On finit par se dire qu’on ne mérite pas l’aide.

Je suis resté là, sans voix. Tout ce que je croyais savoir sur la mendicité s’effondrait.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai repensé à Paul et à Camille. À nos débats stériles autour de la table. À tous ces jugements hâtifs qu’on porte sans connaître l’histoire des autres.

Depuis ce jour, je regarde différemment ceux qui tendent la main dans le métro ou sur les trottoirs parisiens. Je ne donne pas toujours de l’argent — parfois juste un sourire ou un mot gentil — mais je ne détourne plus les yeux.

Est-ce qu’on peut vraiment juger quelqu’un sans connaître son histoire ? Et si demain c’était moi ou l’un des miens qui se retrouvait à demander « juste un peu d’argent pour manger » ?