Jusqu’à ce qu’elle le quitte, elle n’aura plus rien de nous : l’histoire d’une mère déchirée

« Tu ne comprends donc pas, maman ? Je l’aime ! »

La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante, désespérée. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite ville de Tours, mais c’est à l’intérieur que l’orage gronde vraiment.

Cela fait des mois que mon mari, Gérard, et moi nous disputons à propos de Julien, notre gendre. Julien… Rien que son prénom me donne envie de soupirer. Depuis un an, il enchaîne les petits boulots : livreur de pizzas, intérimaire sur les chantiers, parfois même rien du tout. Il rentre tard, fatigué — du moins, c’est ce qu’il dit — pendant que Camille s’occupe seule de leurs deux enfants, Léo et Manon. Elle est en congé maternité, mais elle gère tout : les couches, les courses, les lessives, les devoirs de Léo…

Hier soir encore, Gérard a posé la question qui tue : « Tu crois qu’il va finir par se bouger un jour ? »

J’ai haussé les épaules. Que répondre ? J’ai mal pour ma fille. Je la vois s’éteindre à petit feu. Elle était si vive, si pleine d’ambition… Aujourd’hui, elle n’a plus le temps de rêver. Elle survit.

Ce matin-là, j’ai pris une décision. J’ai appelé Camille. « Ma chérie, il faut qu’on parle. »

Elle est arrivée une heure plus tard, les traits tirés, Manon endormie contre elle dans un vieux porte-bébé. Léo courait partout dans le salon. J’ai préparé du thé, cherché mes mots.

« Camille… On ne peut plus continuer comme ça. On t’aide depuis des mois : les courses, les factures, même le loyer parfois… Mais Julien ? Il fait quoi ? »

Elle a baissé les yeux. « Il cherche du travail… »

« Ça fait un an qu’il cherche ! Toi tu fais tout. Ce n’est pas normal. »

Elle s’est redressée, fière malgré tout : « C’est mon mari. Je ne vais pas l’abandonner parce qu’il traverse une mauvaise passe ! »

J’ai senti la colère monter. « Ce n’est pas une mauvaise passe, Camille ! C’est devenu une habitude ! Et nous… On ne peut pas continuer à payer pour lui. Tant que tu resteras avec lui, on ne t’aidera plus. »

Le silence est tombé comme un couperet. Léo s’est arrêté de jouer. Camille a blêmi.

« Tu me demandes de choisir entre vous et lui ? »

J’ai hoché la tête, incapable de parler sans éclater en sanglots.

Elle est partie sans un mot de plus.

Depuis ce jour-là, je vis avec ce poids sur la poitrine. Gérard dit que j’ai bien fait : « Il faut qu’elle ouvre les yeux ! » Mais moi… Je doute.

Les semaines passent. Camille ne m’appelle plus. Je croise parfois Léo à la sortie de l’école ; il me sourit timidement mais s’accroche à la main de son père. Julien a l’air fatigué — ou alors c’est moi qui veux le voir ainsi pour me rassurer.

Un soir, alors que je rangeais la vaisselle, mon téléphone a vibré. Un message de Camille :

« Maman, j’ai besoin de toi. »

Mon cœur a bondi dans ma poitrine. J’ai couru chez elle sous la pluie battante.

L’appartement était sombre. Camille était assise sur le canapé, Manon dans les bras, Léo endormi à ses pieds.

« Je n’en peux plus », a-t-elle murmuré.

Je me suis assise près d’elle.

« Il ne change pas… Il promet, il promet… Mais rien ne bouge. Je suis fatiguée, maman. J’ai honte… »

Je l’ai prise dans mes bras.

« Tu n’as pas à avoir honte. Tu es forte. Mais tu dois penser à toi maintenant… et aux enfants. »

Elle a pleuré longtemps contre mon épaule.

Quelques jours plus tard, elle m’a annoncé qu’elle avait demandé une séparation à Julien.

Je me suis sentie soulagée… et coupable à la fois.

Aujourd’hui, Camille recommence à sourire un peu. Elle a trouvé un mi-temps dans une librairie du centre-ville ; Gérard et moi gardons les enfants quand elle travaille. Julien vient voir Léo et Manon le week-end — il a enfin trouvé un emploi stable comme magasinier chez Carrefour.

Mais parfois, quand je croise le regard triste de ma fille ou que j’entends Léo demander pourquoi papa ne rentre plus à la maison tous les soirs, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Avais-je le droit d’imposer un ultimatum à ma propre fille ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous pour ouvrir les yeux d’un proche ? Est-ce vraiment à nous de décider pour ceux qu’on aime ?