Je sais que je n’ai pas été une bonne mère : Retour à Lyon après des années de silence
« Tu n’as rien à faire ici. »
La voix de Julien claque dans l’entrée, froide comme la pluie qui martèle les vitres du petit appartement de ma mère à la Croix-Rousse. Je reste figée, la valise encore à la main, le cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. Dix ans. Dix ans sans entendre sa voix autrement qu’à travers les souvenirs qui me hantent chaque nuit. Et maintenant, il est là, devant moi, plus grand que dans mes rêves, les yeux pleins de reproches.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-huit ans et je reviens à Lyon après avoir fui tout ce qui me rattachait à cette ville : mon passé, ma famille, et surtout, mon fils. Je l’ai laissé à ma mère, Monique, quand il avait quatre ans. J’étais jeune, perdue, incapable d’aimer qui que ce soit, même pas moi-même. J’ai cru que partir était la seule solution pour ne pas l’abîmer davantage. Mais aujourd’hui, je me demande si ce n’était pas juste une lâcheté de plus.
« Julien… » Ma voix tremble. Il détourne le regard, croise les bras sur sa poitrine. Ma mère s’approche, pose une main sur son épaule. « Laisse-lui au moins le temps de poser ses affaires », murmure-t-elle. Mais Julien secoue la tête, recule d’un pas. « Elle n’a qu’à repartir. »
Le silence s’installe, lourd, presque insupportable. Je sens le regard de ma mère sur moi, mélange de compassion et de reproche. Elle a tout supporté : mes crises d’angoisse, mes absences, mes promesses non tenues. Et elle a élevé Julien comme si c’était le sien. Parfois, j’ai l’impression qu’il l’appelle « maman » sans même s’en rendre compte.
Je pose ma valise dans le couloir et m’effondre sur le canapé du salon. Les souvenirs affluent : les rires de Julien enfant, ses pleurs la nuit quand il appelait mon nom et que je ne venais pas. Les disputes avec ma mère, les portes qui claquent, les mots qui blessent plus que des gifles.
Le soir tombe sur Lyon. Ma mère prépare un gratin dauphinois – le plat préféré de Julien – mais il refuse de descendre dîner. Je monte timidement les escaliers jusqu’à sa chambre. La porte est entrouverte. Il est assis à son bureau, casque sur les oreilles, fixant l’écran de son ordinateur.
« Julien… »
Il ne répond pas. Je m’approche doucement.
« Je sais que tu me détestes. Tu as raison. Je ne mérite pas ton pardon. Mais j’aimerais te parler… t’expliquer pourquoi je suis partie. »
Il retire son casque brusquement.
« Tu crois vraiment qu’il y a une explication ? Tu crois que tu peux débarquer comme ça après dix ans et tout arranger ? »
Ses mots me frappent en plein cœur. Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui.
« Non… Je ne crois pas que tout peut s’arranger. Mais je veux essayer… »
Il se lève d’un bond.
« Tu veux essayer ?! Où étais-tu quand j’ai eu besoin de toi ? Quand j’ai eu peur la nuit ? Quand tout le monde se moquait de moi parce que je n’avais pas de vraie mère ? »
Je reste muette. Il a raison sur tout.
« Je n’étais pas capable d’être une mère à l’époque… J’étais malade, perdue… »
Il rit jaune.
« Malade ? Tu veux dire égoïste ! »
Je baisse la tête. Peut-être qu’il a raison là aussi.
Les jours passent et chaque tentative d’approche se solde par un échec. Julien m’évite, sort avec ses amis du lycée Édouard-Herriot, rentre tard le soir. Ma mère tente d’apaiser les tensions mais elle est fatiguée ; elle aussi a vieilli pendant mon absence.
Un soir, alors que je range la cuisine, elle s’assied en face de moi.
« Tu sais Claire… On ne peut pas forcer quelqu’un à pardonner. Mais tu peux lui montrer que tu es là pour lui maintenant. »
Je hoche la tête mais au fond de moi, je doute. Comment prouver à Julien que je ne partirai plus ? Que cette fois-ci je resterai ?
Un samedi matin, alors que je me promène sur les quais du Rhône pour essayer d’apaiser mon esprit tourmenté, je croise Julien avec un groupe d’amis. Il me voit mais fait semblant de ne pas me reconnaître. L’humiliation est cuisante.
Le soir même, je décide d’écrire une lettre. Je lui raconte tout : mes peurs, mes erreurs, la dépression qui m’a engloutie après la mort de son père dans un accident de voiture sur le périphérique lyonnais ; comment j’ai cru qu’en disparaissant je lui éviterais de souffrir davantage.
Je glisse la lettre sous sa porte.
Le lendemain matin, il descend dans la cuisine alors que je prépare du café.
« J’ai lu ta lettre », dit-il simplement.
Je retiens mon souffle.
« Je comprends mieux… Mais ça ne change rien à ce que j’ai vécu sans toi. »
Je hoche la tête.
« Je sais… Mais je veux être là maintenant. Même si tu ne veux pas de moi comme mère… Peut-être qu’on peut essayer d’être autre chose ? »
Il me regarde longuement puis hausse les épaules.
« On verra… »
C’est peu mais c’est déjà un début.
Les semaines passent et peu à peu, Julien accepte ma présence. Il me parle parfois de ses études, de ses amis ; il me laisse même assister à un match de foot où il joue gardien pour l’équipe du quartier.
Un soir d’hiver, alors que nous rentrons ensemble sous la neige qui tombe sur les toits rouges de Lyon, il me demande :
« Tu regrettes ? »
Je m’arrête net.
« Tous les jours… Mais je crois qu’on peut apprendre à vivre avec ses regrets… Non ? »
Il ne répond pas mais me sourit timidement pour la première fois depuis mon retour.
Parfois je me demande : peut-on vraiment réparer ce qu’on a brisé ? Le pardon est-il possible quand on a tant fait souffrir ? Et vous… auriez-vous su pardonner ?