Je sais que je n’ai pas été une bonne mère : le retour d’Aria face à son fils Nathan

« Tu n’as pas le droit de revenir comme ça, maman. »

La voix de Nathan claque dans le couloir, froide et tranchante. Je reste figée sur le paillasson, la valise à la main, le cœur battant si fort que j’en ai mal aux tempes. Je n’ai pas vu mon fils depuis huit ans. Huit ans à envoyer des colis depuis Genève, à glisser des billets dans des enveloppes, à me convaincre que je faisais ce qu’il fallait. Mais ce soir, sous la lumière blafarde de l’immeuble HLM de Créteil où il vit avec ma mère, je comprends que l’argent ne rachète rien.

« Nathan… »

Il détourne les yeux. Il a seize ans maintenant. Il est plus grand que moi, les épaules larges, le visage fermé. Je cherche dans ses traits l’enfant que j’ai laissé derrière moi, ce petit garçon qui pleurait chaque soir en appelant « Maman ! » dans la chambre rose que j’avais décorée pour lui. Mais il n’y a plus rien de ce petit garçon dans cet adolescent qui me regarde comme une étrangère.

Ma mère, Geneviève, apparaît derrière lui. Elle me lance un regard dur, presque méprisant. « Tu aurais pu prévenir. »

Je baisse les yeux. Je n’ai pas eu le courage d’appeler. Je suis partie du jour au lendemain, poussée par la peur de ne pas pouvoir nourrir mon fils après que son père nous a laissés sans un sou. J’ai pris un bus pour la Suisse, trouvé un travail d’aide-soignante dans une maison de retraite, et j’ai envoyé chaque mois de quoi payer le loyer et les courses. Mais j’ai laissé Nathan.

« Je veux juste lui parler », dis-je d’une voix tremblante.

Nathan serre les poings. « Je n’ai pas de mère », murmure-t-il avant de tourner les talons et de disparaître dans le couloir.

Je reste là, incapable de bouger. Les souvenirs affluent : ses premiers pas dans le salon, ses rires quand je le chatouillais sur le canapé, ses pleurs la nuit quand il avait peur du noir. J’entends encore sa voix : « Maman, tu reviens bientôt ? »

Geneviève soupire. « Tu sais ce qu’il a traversé ? Les moqueries à l’école parce qu’il n’avait pas de père, parce que sa mère était ‘partie’. Les réunions parents-profs où il était le seul sans maman… »

Je ferme les yeux. Je revois ces années de solitude à Genève, les heures supplémentaires pour envoyer plus d’argent, les nuits blanches à regarder la photo de Nathan sur mon téléphone. J’ai raté ses anniversaires, ses premiers matchs de foot, ses chagrins d’amour.

« Je croyais bien faire », balbutié-je.

Geneviève secoue la tête. « On ne remplace pas une mère avec des colis ou des virements bancaires. »

Je m’effondre sur la marche de l’escalier. J’entends Nathan claquer la porte de sa chambre. Je voudrais courir vers lui, le serrer dans mes bras, lui dire que je l’aime plus que tout au monde. Mais je sais que je n’ai pas ce droit.

La nuit tombe sur Créteil. Les bruits du quartier montent jusqu’à moi : des enfants qui rient en bas, une voisine qui crie après son chien, le tramway qui passe au loin. Je me sens étrangère dans cette ville où j’ai grandi, étrangère dans ma propre famille.

Je repense à la promesse que je m’étais faite en partant : « Je reviendrai quand j’aurai assez d’argent pour qu’il ne manque jamais de rien. » Mais ce soir, je comprends que ce dont il avait besoin, c’était moi.

Le lendemain matin, j’attends Nathan devant le lycée Léon Blum. Il sort avec ses amis, un sac sur l’épaule. Il me voit et s’arrête net.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je voulais te voir… te parler… »

Il hésite puis s’approche à contrecœur. Ses amis s’éloignent en jetant des regards curieux.

« Tu crois que tu peux revenir comme si de rien n’était ? Tu sais ce que c’est d’attendre chaque soir devant la fenêtre ? De voir les autres avec leur mère ? »

Je sens les larmes monter mais je me retiens.

« Je sais que j’ai tout raté… Mais je t’aime, Nathan. Je t’ai toujours aimé… »

Il secoue la tête, les yeux brillants de colère et de tristesse.

« Tu ne comprends pas… J’ai grandi sans toi. J’ai appris à ne plus attendre personne. Même mamie dit que tu ne reviendras jamais vraiment… »

Je tends la main vers lui mais il recule.

« Laisse-moi tranquille », souffle-t-il avant de partir en courant.

Je reste seule sur le trottoir, anéantie.

Les jours passent. J’essaie d’appeler Nathan, d’envoyer des messages. Il ne répond pas. Geneviève me dit qu’il passe ses soirées enfermé dans sa chambre, qu’il ne parle plus beaucoup.

Un soir, je croise son professeur principal au marché.

« Nathan est brillant », dit-elle. « Mais il porte une grande tristesse en lui. Il a du mal à faire confiance aux adultes… »

Je rentre chez ma mère et m’effondre sur le lit d’appoint du salon. Je repense à toutes ces années perdues. À ce vide que rien ne pourra jamais combler.

Un matin, alors que je prépare du café dans la cuisine exiguë de l’appartement, Nathan entre sans un mot. Il s’assied en face de moi et fixe la table.

« Pourquoi t’es partie ? » demande-t-il enfin d’une voix rauque.

Je prends une grande inspiration.

« Parce que j’avais peur… Peur de ne pas pouvoir t’offrir une vie décente ici… Peur de te voir manquer de tout… Mais j’ai compris trop tard que tu avais surtout besoin de moi… »

Il relève la tête et plonge son regard dans le mien.

« Tu vas repartir ? »

Je secoue la tête.

« Non… Si tu veux bien de moi… Je veux rattraper le temps perdu… »

Il détourne les yeux mais je vois une larme couler sur sa joue.

« On ne rattrape pas le temps perdu », murmure-t-il avant de quitter la pièce.

Je reste seule avec ma culpabilité et mon amour immense pour lui.

Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qu’on a brisé ? Est-ce qu’un jour mon fils pourra me pardonner ?