Je n’ai jamais eu le temps de dire à ma mère que j’étais enceinte – une histoire de famille, de secrets et de regrets éternels

« Margaux, tu pourrais au moins faire semblant d’être présente ! » La voix de ma mère, sèche, résonne dans la cuisine saturée d’odeurs de café froid et de pain grillé. Je serre la tasse entre mes mains, le regard perdu dans la buée qui s’accroche à la fenêtre. Dehors, Paris s’éveille sous une pluie fine, et moi, je me noie dans mes pensées. Je voudrais lui répondre, lui crier que je fais de mon mieux, que je suffoque sous le poids de son chagrin et du mien, mais les mots restent coincés dans ma gorge. Depuis la mort de papa, il y a trois mois, tout s’est effondré. Maman ne parle plus qu’en reproches, mon frère Julien ne rentre presque plus à la maison, et moi… moi, je porte un secret qui me ronge.

Je me souviens encore du jour où j’ai appris que j’étais enceinte. C’était un matin de janvier, glacial et silencieux. J’avais 27 ans, un CDI dans une petite librairie du 11e arrondissement, et un amoureux, Thomas, qui rêvait d’ailleurs. J’ai regardé le test positif comme on regarde un accident au ralenti : incrédule, terrifiée, mais incapable de détourner les yeux. J’aurais voulu courir chez maman, me blottir contre elle comme quand j’étais petite et qu’elle me consolait après une chute. Mais depuis la disparition de papa, elle n’était plus la même. Elle passait ses journées à ressasser le passé, à ressasser ce qu’on aurait pu faire pour le sauver.

« Margaux, tu m’écoutes ? »

Je sursaute. Maman me fixe avec ses yeux fatigués. Je hoche la tête, incapable d’articuler autre chose qu’un « oui » à peine audible. Elle soupire et se détourne. Je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse poisseuse. Pourquoi est-ce si difficile de lui parler ? Pourquoi ai-je l’impression que tout ce que je fais est insuffisant ?

Le soir, dans ma chambre d’adolescente où rien n’a changé depuis le lycée – les posters de Vanessa Paradis, les piles de livres sur la table de nuit – je caresse mon ventre encore plat. Thomas m’envoie des messages : « Tu vas lui dire quand ? », « On ne peut pas garder ça pour nous éternellement ». Mais je repousse toujours au lendemain. Comment annoncer une naissance alors que tout ici respire la mort ?

Les semaines passent. Maman s’enferme dans son chagrin, refuse les visites des voisins, ignore les appels de sa sœur Hélène. Un soir, alors que je rentre tard du travail, je la trouve assise dans le noir, une photo de papa serrée contre elle.

— Tu sais, Margaux… Je crois que je n’y arriverai jamais sans lui.

Sa voix est si faible que j’ai du mal à la reconnaître. Je m’approche, pose une main sur son épaule. Elle ne bouge pas.

— On est encore là, maman. Julien et moi.

Elle secoue la tête.

— Julien ne rentre plus. Et toi… tu es ailleurs.

Je voudrais lui dire la vérité. Lui dire que je suis là, bien là, et qu’en moi grandit une partie d’elle, une partie de papa aussi. Mais je me tais. La peur me paralyse : peur de sa réaction, peur d’ajouter du poids à sa douleur.

Le printemps arrive sans éclat. Les disputes avec maman deviennent plus fréquentes. Un soir, elle explose :

— Tu crois que je ne vois pas que tu me caches quelque chose ? Tu crois que je suis aveugle ?

Je reste muette. Elle claque la porte de sa chambre. Je m’effondre sur le canapé, secouée de sanglots silencieux. Thomas insiste pour que je vienne vivre avec lui à Lyon, loin de tout ça. Mais comment partir alors que maman a tant besoin de moi ?

Un matin d’avril, tout bascule. Je suis au travail quand Julien m’appelle en larmes :

— Margaux… c’est maman… Elle a fait un malaise… Les pompiers…

Je cours jusqu’à l’hôpital Saint-Antoine, le cœur prêt à exploser. Dans la salle d’attente blanche et glaciale, je serre la main de Julien qui tremble comme un enfant. Le médecin arrive, grave.

— Je suis désolé… Nous n’avons rien pu faire.

Le monde s’écroule une seconde fois. Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus personne à qui dire ce que je porte en moi.

Les jours suivants sont flous : les démarches administratives, les condoléances mécaniques des voisins, les silences lourds à table avec Julien. Je dors mal, hantée par le visage de maman, par tout ce que je n’ai pas su lui dire.

Un soir, alors que je trie ses affaires avec Julien, je tombe sur une lettre jamais envoyée à sa sœur Hélène. Elle y parle de sa solitude, de sa peur de nous perdre aussi. Je fonds en larmes.

— Margaux… Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

Julien me regarde avec ses yeux rougis.

— Je… Je vais avoir un bébé.

Il me fixe, bouche bée.

— Depuis quand tu le sais ?

— Depuis janvier.

Il secoue la tête, incrédule.

— Pourquoi tu ne l’as pas dit à maman ?

Je baisse les yeux.

— J’avais peur… Peur qu’elle ne supporte pas une nouvelle aussi grande alors qu’elle allait si mal.

Julien soupire longuement.

— Peut-être que ça lui aurait fait du bien… Peut-être qu’elle aurait retrouvé un peu d’espoir.

Je pleure toutes les larmes de mon corps cette nuit-là. Thomas vient me chercher quelques jours plus tard pour m’emmener à Lyon. Je quitte l’appartement familial avec un pincement au cœur, laissant derrière moi les souvenirs et les regrets.

Aujourd’hui, alors que mon ventre s’arrondit et que la vie reprend doucement ses droits, je repense sans cesse à maman. Aurait-elle été heureuse d’apprendre qu’elle allait être grand-mère ? Aurait-elle trouvé dans cette nouvelle une raison de se battre ?

Parfois je me demande : si j’avais eu le courage de lui parler, est-ce que tout aurait été différent ? Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qu’on n’a jamais osé dire ?