J’ai tout sacrifié pour ma fille, et aujourd’hui je dors dehors
« Tu ne peux pas rester ici, papa. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, froide, tranchante, comme un couperet. Je suis assis sur le banc en face de son immeuble, la nuit tombe sur Lyon, et la pluie commence à tomber, fine et glaciale. Mon sac de sport posé à mes pieds contient toute ma vie : deux chemises, un pull râpé, et la photo de Camille bébé, dans mes bras, le jour où sa mère nous a quittés.
Je n’arrive pas à croire que j’en sois là. Toute ma vie, j’ai trimé. Ouvrier à l’usine Michelin de Clermont-Ferrand, puis chauffeur-livreur à Lyon après la fermeture. J’ai économisé chaque centime, refusé les vacances, les sorties, les petits plaisirs. Tout pour Camille. Pour qu’elle ait ce que je n’ai jamais eu : la sécurité, un toit, des études, une vie meilleure. Quand elle a eu 25 ans, j’ai vidé mon livret A, vendu la vieille maison familiale, et je l’ai aidée à acheter ce deux-pièces lumineux dans le 7ème. Elle était si heureuse ce jour-là. Elle m’a serré fort dans ses bras : « Merci papa, tu es le meilleur. »
Mais la vie n’est pas un conte de fées. Il y a deux mois, j’ai perdu mon emploi. Trop vieux, trop lent, pas assez « flexible ». Les indemnités sont parties dans les factures. J’ai cherché du travail partout, mais à 62 ans, qui veut d’un vieux bonhomme comme moi ? J’ai tenu bon, je n’ai rien dit à Camille. Je ne voulais pas l’inquiéter. Mais la semaine dernière, le propriétaire de mon studio m’a mis dehors. J’étais en retard de deux loyers. J’ai pris mon sac, j’ai marché jusqu’à chez Camille.
Quand elle a ouvert la porte, elle a eu un mouvement de recul. Son compagnon, Thomas, était là, assis sur le canapé, l’air gêné. J’ai expliqué la situation, la gorge serrée. Camille a baissé les yeux, puis elle a dit :
— Papa, tu sais que c’est compliqué… Avec Thomas, on n’a pas beaucoup de place. Et puis, tu sais, il travaille à la maison…
Je l’ai suppliée du regard. Elle a détourné la tête. Thomas a marmonné quelque chose sur « l’intimité du couple ». J’ai dormi une nuit sur le canapé. Le lendemain matin, Camille m’a préparé un café, puis elle m’a dit qu’il valait mieux que je trouve une autre solution. Elle m’a tendu un billet de cinquante euros. J’ai refusé. J’ai pris mon sac et je suis parti.
Depuis, je dors où je peux. Parfois sur ce banc, parfois dans le hall d’une gare. J’ai honte. Honte d’être devenu un fardeau pour ma propre fille. Honte de ce que je ressens : de la colère, de la tristesse, et surtout, ce vide immense. J’entends encore la voix de ma mère : « On ne fait pas d’enfants pour soi, Gérard. » Mais alors, pourquoi ai-je l’impression d’avoir tout perdu ?
Je repense à tous ces sacrifices. Aux heures supplémentaires, aux anniversaires ratés, aux Noëls où je travaillais pour payer les factures. Je me souviens de Camille petite, qui courait vers moi en criant « Papa ! » Je me souviens de ses larmes quand elle a raté son bac la première fois, de ses sourires quand elle a eu son premier job. Je me souviens de la promesse que je m’étais faite : toujours être là pour elle. Mais aujourd’hui, c’est elle qui n’est pas là pour moi.
Je ne veux pas lui en vouloir. Je sais que la vie est dure. Je sais qu’elle a ses propres soucis, ses propres peurs. Mais je ne peux pas m’empêcher de me demander : où est passée la solidarité familiale ? Est-ce que j’ai trop donné ? Est-ce que j’ai mal aimé ?
Hier soir, j’ai croisé Jean-Pierre, un ancien collègue de l’usine. Il m’a reconnu malgré ma barbe de plusieurs jours. Il m’a invité à boire un café dans un PMU. On a parlé du bon vieux temps, des grèves, des blagues à la cantine. Il m’a proposé de dormir chez lui quelques nuits. J’ai accepté, la gorge nouée par la gratitude et la honte.
Mais ce matin, en me réveillant sur son canapé, j’ai compris que ce n’était qu’une solution temporaire. Je ne veux pas être un poids pour qui que ce soit. Je me suis levé tôt, j’ai laissé un mot sur la table : « Merci pour tout. Je dois régler ça moi-même. »
Je marche dans les rues de Lyon, le cœur lourd. Je croise des familles qui rient, des enfants qui courent après des pigeons. Je pense à Camille. Je me demande si elle pense à moi. Si elle regrette. Si elle comprend ce que je ressens.
Je n’ai plus rien à perdre. Peut-être que je dois apprendre à vivre pour moi, pour une fois. Peut-être que je dois pardonner à Camille, et me pardonner à moi-même. Mais comment fait-on quand on a passé toute sa vie à vivre pour les autres ?
Est-ce que c’est ça, vieillir en France aujourd’hui ? Travailler toute sa vie, tout donner à ses enfants, et finir seul sur un banc ? Est-ce que j’aurais dû penser plus à moi ?
Dites-moi… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce que le sacrifice parental a encore un sens aujourd’hui ?