J’ai mis ma famille dehors pour survivre : le prix amer de la retraite

« Tu ne peux pas nous faire ça, maman ! » La voix de mon fils, Julien, résonne encore dans le petit salon aux murs défraîchis. Je serre les poings sur mes genoux, incapable de soutenir son regard. Ma belle-fille, Claire, retient ses larmes, et mes deux petits-enfants, Lucie et Théo, me fixent sans comprendre. Je viens de leur annoncer qu’ils doivent partir.

Tout a commencé il y a un an, quand Julien a perdu son emploi à l’usine Peugeot de Sochaux. Claire, auxiliaire de vie, ne gagnait pas assez pour subvenir aux besoins de toute la famille. Ils ont été expulsés de leur HLM à Montbéliard. Par réflexe maternel, je leur ai ouvert la porte de mon appartement de deux pièces à Besançon, hérité de ma mère. Je pensais que ce serait temporaire. Mais les mois ont passé, et rien n’a changé.

Ma retraite ? 1 050 euros par mois. Après avoir payé les charges, l’électricité, la mutuelle et les courses, il ne me restait rien. J’ai commencé à sauter des repas. J’ai vendu mes bijoux, puis quelques meubles. La honte m’a empêchée d’en parler à mes amis du club de belote. J’ai même songé à demander l’aide alimentaire à la mairie, mais la fierté m’a retenue.

Un soir d’hiver, alors que je grelottais sous une couverture trop fine, j’ai entendu Julien rire avec ses enfants dans la chambre voisine. Un rire qui m’a réchauffée le cœur… mais aussi rappelé que je n’avais plus d’espace pour moi-même. Je me suis sentie étrangère chez moi.

En mars, j’ai reçu une lettre de relance pour une facture impayée. J’ai paniqué. J’ai cherché des solutions : vendre l’appartement ? Impossible, c’est tout ce qu’il me reste. Prendre un locataire ? Mais où iraient Julien et sa famille ?

Un matin, en faisant la queue à la pharmacie, j’ai entendu deux femmes parler d’Airbnb et des loyers qui flambent à Besançon depuis l’arrivée des étudiants étrangers. J’ai fait le calcul : en louant mon appartement, je pourrais gagner presque le double de ma retraite chaque mois. De quoi vivre dignement…

Cette idée a germé en moi comme une mauvaise herbe. J’ai commencé à regarder les annonces sur Leboncoin, à rêver d’un peu de confort : une nouvelle paire de lunettes, un chauffage qui fonctionne… Mais chaque fois que je voyais Lucie dessiner sur la table du salon ou Théo jouer avec ses petites voitures dans le couloir, je me sentais monstrueuse.

Un soir, alors que Claire préparait des pâtes au beurre – encore –, j’ai craqué :
— Julien… Il faut qu’on parle.
Il a compris tout de suite. Son visage s’est fermé.
— Tu veux qu’on parte ?
J’ai hoché la tête en silence.

Les jours suivants ont été un enfer. Claire ne m’adressait plus la parole. Lucie pleurait tous les soirs. Théo s’est mis à faire pipi au lit. Julien sortait tôt le matin pour chercher du travail et rentrait tard, épuisé et amer.

Le jour du départ est arrivé trop vite. J’ai aidé Claire à plier les draps, à remplir les sacs poubelles de vêtements trop petits ou trop usés pour être donnés. Julien a chargé leur vieille Clio jusqu’à la gueule. Ils sont partis s’installer chez la sœur de Claire à Pontarlier, dans un T2 déjà trop petit pour quatre.

Je me suis retrouvée seule dans un appartement vide d’éclats de rire et plein d’échos douloureux. J’ai mis l’annonce en ligne le lendemain. En une semaine, j’avais trouvé un locataire : un étudiant en médecine venu du Maroc. Il m’a payé trois mois d’avance.

J’ai pu régler mes dettes, acheter un manteau chaud et remplir mon frigo sans compter chaque centime. Mais le silence me pèse plus que la faim autrefois.

Julien m’appelle rarement. Quand il le fait, c’est pour me donner des nouvelles brèves : « On tient le coup », « Les enfants vont bien ». Je sens la distance dans sa voix. Claire ne veut plus entendre parler de moi.

Parfois je me demande si j’ai fait le bon choix. Est-ce que survivre vaut vraiment la peine si c’est au prix d’abandonner ceux qu’on aime ? Est-ce que d’autres grands-parents ont déjà ressenti cette honte mêlée de soulagement ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment choisir entre sa dignité et sa famille ?