J’ai mis dehors mon mari et ses parents. Je ne regrette rien.

« Tu pourrais au moins faire un effort, Camille. » La voix de mon mari, Julien, résonne dans la cuisine, sèche, fatiguée. Je serre les poings sur la table, mes ongles s’enfoncent dans la nappe en coton que j’ai choisie il y a trois ans, quand tout me semblait encore possible.

Sa mère, Monique, s’affaire derrière moi, ouvrant les placards sans demander, commentant chaque choix : « Ah, tu prends ce café-là ? Nous, à Saint-Florent, on ne boit que du vrai café. » Son père, Gérard, s’installe déjà devant la télé, les pieds sur la table basse, comme s’il avait toujours vécu ici.

Je me sens étrangère dans mon propre appartement parisien. Depuis deux semaines, mes beaux-parents ont quitté leur petite maison du Loir-et-Cher pour venir vivre chez nous. Leur santé déclinante et leur isolement rendaient leur quotidien impossible. Julien n’a pas hésité : « Ils n’ont plus personne. On doit les accueillir. »

Mais moi ? Qui pense à moi ?

Le soir, je m’enferme dans la salle de bains pour pleurer en silence. J’étouffe. Monique critique mes habitudes, Gérard occupe le salon toute la journée. Julien rentre tard du travail et fuit les discussions. Je me retrouve à tout gérer : les repas adaptés à leurs goûts, les rendez-vous médicaux, les disputes sur la température du chauffage.

Un soir, alors que je prépare une soupe pour Monique – « Pas trop salée, tu sais bien que j’ai des problèmes de tension » – elle me lance : « Tu travailles trop, Camille. Une femme doit savoir s’occuper de sa famille. »

Je sens la colère monter. Je pense à ma mère, disparue trop tôt, qui m’a élevée seule et m’a appris à ne jamais dépendre de personne. Je pense à mon travail d’infirmière de nuit, à mes rêves de liberté, à tout ce que j’ai sacrifié pour ce mariage.

Julien ne dit rien. Il baisse les yeux. Comme toujours.

Le lendemain matin, je trouve Gérard dans ma chambre, fouillant dans mes tiroirs : « Je cherchais juste un chargeur pour mon téléphone. » Je me retiens de hurler.

À midi, Monique critique mon gratin dauphinois : « Trop sec. Chez nous, il est crémeux. »

Je craque.

« Ça suffit ! » Ma voix claque dans l’appartement. Tout le monde se fige.

Julien tente de calmer le jeu : « Camille, ils sont fatigués… »

« Et moi ? Je compte pour du beurre ? C’est chez moi ici ! J’ai le droit d’exister ! »

Monique se met à pleurer : « On n’a nulle part où aller… »

Je suis partagée entre la culpabilité et la rage. Mais je sens aussi une force nouvelle monter en moi.

« Vous avez une maison à Saint-Florent. On peut trouver une solution avec l’assistante sociale du quartier. Mais ici… ce n’est plus possible. »

Julien me regarde comme si je venais de le trahir. Il prend la main de sa mère.

« Si tu veux qu’on parte… on partira tous les trois. »

Je le regarde sans ciller : « Alors partez. »

Le silence tombe comme une chape de plomb.

Le soir même, ils font leurs valises. Julien ne me regarde pas en quittant l’appartement. Monique sanglote tout le long du couloir. Gérard marmonne quelque chose sur « l’ingratitude des jeunes ».

Quand la porte claque derrière eux, je m’effondre sur le sol du salon vide.

Les jours suivants sont étranges. Je dors mal mais je respire mieux. Je culpabilise mais je me sens vivante pour la première fois depuis des mois.

Ma sœur Claire vient me voir : « Tu as fait ce qu’il fallait. Tu t’es oubliée trop longtemps. »

Mais au village, les rumeurs vont bon train : « Camille a mis dehors son mari et ses beaux-parents ! Quelle honte ! »

Je reçois des messages anonymes sur Facebook : « On n’abandonne pas sa famille en France ! »

Mais est-ce vraiment ça, la famille ? Se sacrifier jusqu’à disparaître ?

Un soir, Julien m’appelle : « Tu as pensé à ce que tu as fait ? »

Je réponds calmement : « Oui. Et toi ? Tu as pensé à moi ? »

Il raccroche sans un mot.

Aujourd’hui encore, je vis seule dans cet appartement trop grand pour moi. Mais j’ai retrouvé mon espace, mes habitudes, ma liberté.

Parfois je me demande : ai-je eu raison ? Peut-on vraiment tout sacrifier au nom de la famille ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour préserver votre équilibre ?