J’ai donné mon appartement à ma fille… et elle m’a mise à la porte

— « Maman, c’est mieux comme ça. Tu comprends, non ? »

La porte claque. Un bruit sec, définitif. Je reste figée sur le palier, la main tremblante sur la poignée de ma vieille valise. L’air du couloir est glacial, mais ce n’est rien comparé à la morsure qui me serre la poitrine. Je n’arrive pas à croire que Camille, ma propre fille, vient de me mettre dehors. Mon appartement, celui où je l’ai vue faire ses premiers pas, où j’ai soigné ses fièvres et consolé ses peines d’amour… Je n’y ai plus droit.

Il y a un an à peine, j’étais assise à cette même table de cuisine, le cœur gonflé de fierté et d’amour. Camille venait de décrocher son premier CDI dans une start-up à Lyon. Elle avait tant galéré après ses études de droit… Je voulais lui donner un coup de pouce, lui éviter les galères de loyers parisiens exorbitants. Alors, sans hésiter, j’ai signé ce fichu acte de donation chez Maître Lefèvre. « C’est pour toi, ma chérie. Comme ça, tu seras tranquille », lui avais-je dit en lui tendant les clés.

Je n’aurais jamais cru que ce geste d’amour deviendrait mon arrêt de mort sociale.

Les premiers mois, tout allait bien. Camille venait dîner avec moi le dimanche soir. On riait, on parlait de ses collègues, de ses rêves. Mais peu à peu, elle a changé. Elle rentrait tard, évitait mes questions. Un soir, elle m’a lancé : « Tu pourrais peut-être aller chez tante Hélène quelques jours ? J’ai besoin d’espace… »

J’ai obéi. Par amour. Toujours par amour.

Mais ce matin-là, tout a basculé. Je suis rentrée plus tôt que prévu. J’ai trouvé Camille avec un homme que je ne connaissais pas, un certain Thomas — un type froid, arrogant, qui m’a à peine saluée. Camille m’a regardée comme si j’étais une intruse.

— « Maman, Thomas va s’installer ici avec moi. Tu comprends que ce n’est plus possible pour toi de rester ? »

J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter. J’ai tenté de protester :

— « Mais enfin Camille… C’est chez moi ici ! »

Elle a haussé les épaules :

— « Non maman, c’est chez MOI maintenant. Tu me l’as donné. »

Je n’ai rien pu dire. La loi était de son côté. Ma générosité s’était retournée contre moi.

J’ai passé la nuit chez ma sœur Hélène à Boulogne-Billancourt. Elle m’a accueillie sans poser de questions mais je voyais bien dans son regard qu’elle pensait que j’avais été trop naïve.

— « Madeleine, tu as toujours été trop gentille… »

Mais comment peut-on être trop gentille avec son enfant ? N’est-ce pas ça, être mère ? Donner sans compter ?

Les jours suivants ont été un enfer. J’ai tenté d’appeler Camille. Elle ne répondait plus à mes messages. J’ai même essayé d’aller la voir au bureau — elle m’a évitée dans le hall d’entrée comme une inconnue.

Je me suis retrouvée à faire la queue à la mairie du 15ème pour demander un logement social. À 62 ans, après une vie de travail comme infirmière à l’hôpital Saint-Joseph, je n’avais jamais imaginé finir ainsi : sans toit, sans famille.

Le pire, c’est le regard des autres. Les voisins murmurent quand ils me croisent dans l’escalier :

— « Vous avez entendu ? Sa propre fille l’a jetée dehors… »

Je voudrais hurler que ce n’est pas possible, que Camille va revenir vers moi, qu’elle va regretter… Mais au fond de moi, je sens que quelque chose s’est brisé à jamais.

Un soir, alors que je dînais seule dans la petite chambre prêtée par Hélène, mon téléphone a vibré. Un message de Camille :

« Je suis désolée maman mais il faut que tu comprennes que j’ai besoin de vivre ma vie. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi. »

Aucune colère dans ses mots. Juste une froideur polie qui me glace le sang.

J’ai repensé à mon propre père qui m’avait toujours dit : « On ne donne jamais tout à ses enfants. Il faut qu’ils apprennent à se battre eux-mêmes. » J’avais voulu faire mieux que lui… et voilà où ça m’a menée.

Les semaines passent et la solitude devient une compagne fidèle. Je croise parfois des mères au parc qui discutent avec leurs enfants adultes en riant aux éclats. Je me demande où j’ai échoué.

Un jour, j’ose en parler à Hélène :

— « Dis-moi franchement… Est-ce que tu crois que j’ai été une mauvaise mère ? »

Elle soupire et me serre la main :

— « Non Madeleine… Tu as juste aimé trop fort quelqu’un qui ne savait pas recevoir cet amour-là. »

Mais alors… qu’est-ce qu’être mère aujourd’hui ? Donner tout quitte à se perdre ? Ou apprendre à garder pour soi un peu d’amour et de sécurité ?

Je regarde les clés de mon ancien appartement — celles que j’ai gardées par habitude mais qui n’ouvrent plus rien — et je me demande :

« Est-ce qu’on peut vraiment tout donner par amour sans se perdre soi-même ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour vos enfants ? »