« Ils n’ont jamais voulu de moi » : L’histoire de Camille et Laurent, ou comment l’amour se heurte aux murs de la bourgeoisie française
— Tu n’as rien à faire ici, Camille.
La voix glaciale de Madame Dupuis résonne encore dans ma tête, comme un écho qui refuse de mourir. Je me revois, debout dans le grand salon aux murs couverts de tableaux, mes mains moites serrant nerveusement la lanière de mon sac. Laurent, lui, restait figé à côté de moi, les yeux fuyants, incapable de me défendre face à ses parents.
C’était un samedi de mai, il y a deux ans. J’avais vingt ans, et j’étais follement amoureuse de Laurent Dupuis. Lui, fils unique d’un professeur d’université et d’une médecin réputée à Bordeaux, incarnait tout ce que je n’étais pas : l’assurance tranquille de ceux qui n’ont jamais manqué de rien, la culture raffinée, le goût des voyages et des discussions intellectuelles. Moi, j’étais la fille d’un ouvrier et d’une caissière, élevée dans un HLM de Mérignac où les fins de mois étaient toujours trop longues.
Pourtant, nous nous étions trouvés. Au lycée, il m’avait remarquée lors d’un atelier théâtre. J’étais la seule à oser jouer Cyrano avec un accent du Sud-Ouest bien marqué. Il avait ri, puis m’avait invitée à boire un café. De fil en aiguille, nous étions devenus inséparables. Mais jamais je n’aurais imaginé que notre amour deviendrait un champ de bataille.
— Tu comprends, Camille, ce n’est pas contre toi… Mais tu n’es pas du même monde que nous, avait tenté d’expliquer Monsieur Dupuis lors d’un dîner glacial.
Je me souviens avoir serré les dents pour ne pas pleurer. J’avais envie de hurler que l’amour n’a pas de classe sociale, que je n’étais pas une voleuse ni une profiteuse. Mais dans leurs regards, je lisais le mépris poli des gens bien élevés.
Laurent essayait parfois de s’interposer :
— Papa, Maman, arrêtez ! Camille est brillante, elle a eu son bac avec mention !
Mais ses mots tombaient dans le vide. Pour eux, mon accent trahissait mes origines ; mes vêtements simples étaient une offense à leur univers feutré.
Le pire fut le jour où ils organisèrent un dîner avec la famille Moreau. Leur fille, Élodie, était tout ce qu’ils espéraient pour leur fils : élégante, diplômée d’HEC, issue d’une famille d’avocats. Je compris vite que j’étais invitée pour être humiliée.
— Tu fais quoi dans la vie déjà ? demanda Élodie avec un sourire en coin.
— Je travaille comme vendeuse chez Monoprix… mais je prépare le concours d’infirmière.
Un silence gênant s’installa. Madame Dupuis se racla la gorge :
— C’est… courageux.
Laurent me serra la main sous la table. Mais je sentais déjà que quelque chose se brisait en moi.
Les semaines suivantes furent un enfer. Les parents de Laurent lui faisaient du chantage affectif :
— Si tu continues avec elle, tu risques de gâcher ton avenir. Tu pourrais entrer à Sciences Po, fréquenter des gens qui te ressemblent…
Il résistait tant bien que mal. Mais je voyais bien qu’il était tiraillé entre son amour pour moi et la pression familiale. Un soir, il arriva chez moi les yeux rouges :
— Camille… Je ne sais plus quoi faire. Je t’aime mais… ils menacent de ne plus payer mes études si je reste avec toi.
Je sentis la colère monter :
— Et moi alors ? Je dois m’excuser d’être née là où je suis née ?
Il me prit dans ses bras. Nous avons pleuré ensemble longtemps ce soir-là.
Mais la fracture était là. Petit à petit, Laurent s’éloigna. Il accepta finalement une place à Paris pour suivre un double cursus prestigieux. Je restai à Bordeaux, seule avec mes rêves brisés et ma fierté blessée.
Un an plus tard, j’appris qu’il sortait avec Élodie Moreau. Je ne fus pas surprise. Dans ce monde-là, on ne choisit pas vraiment ; on obéit aux codes non écrits.
Aujourd’hui encore, je repense à cette histoire chaque fois que je croise un couple mixte dans le métro ou au marché. Je me demande si l’amour peut vraiment triompher des barrières sociales en France. Ou si nous sommes tous condamnés à rester à notre place.
Parfois je me dis que j’aurais dû me battre plus fort. Mais à quoi bon lutter contre des murs invisibles ?
Est-ce que l’amour suffit vraiment face aux préjugés ? Ou sommes-nous tous prisonniers du regard des autres ?