Ils Dînent de Délices, Nous de Bouillie : Où Est la Justice ?
— Tu veux encore de la soupe, Lucie ?
La voix de ma fille résonne dans la cuisine exiguë, alors que je verse une louche supplémentaire dans son bol ébréché. La table est bancale, les chaises grincent, et l’odeur de la bouillie de légumes flotte dans l’air. Il est presque vingt heures. C’est à ce moment précis que la porte d’entrée claque. Mes beaux-parents rentrent, chargés de sacs en papier kraft estampillés du logo de la meilleure épicerie fine du quartier. Je reconnais l’odeur du fromage affiné, du pain croustillant et des pâtisseries dorées qui s’échappent de leurs emplettes.
— Bonsoir, dis-je avec un sourire forcé. Vous avez passé une bonne journée ?
Mon beau-père, Gérard, hausse à peine les épaules. Ma belle-mère, Françoise, pose les sacs sur le buffet sans un regard pour nous.
— On va manger dans le salon, dit-elle sèchement. On est fatigués.
Je propose timidement :
— Vous voulez qu’on dîne ensemble ? J’ai fait une soupe maison…
— Non merci, répond Gérard en évitant mon regard. On préfère être tranquilles.
Ils s’enferment dans leur salon, refermant la porte derrière eux comme on claque un couvercle sur une marmite trop pleine. Je reste là, debout, la louche à la main, le cœur serré. Lucie me regarde avec ses grands yeux inquiets.
— Maman, pourquoi ils ne veulent jamais manger avec nous ?
Je n’ai pas de réponse. Depuis que mon mari Paul a perdu son emploi à l’usine Peugeot il y a six mois, tout a changé. Nous avons dû revenir vivre chez ses parents à Dijon. Au début, je croyais que ce serait temporaire. Mais les jours sont devenus des semaines, puis des mois. L’argent manque. Les repas sont simples, parfois même tristes. Pendant ce temps, Gérard et Françoise continuent leur vie confortable : dîners chez des amis, escapades à Beaune, achats de produits fins…
Le contraste me saute aux yeux chaque soir. Eux dînent de foie gras et de Saint-Émilion derrière leur porte close ; nous nous contentons d’une soupe claire et d’un pain rassis. Où est la justice ?
Paul rentre tard ce soir-là. Il a passé la journée à chercher du travail.
— Toujours rien… souffle-t-il en s’asseyant lourdement.
Je lui serre la main sous la table. Je vois sa honte, son épuisement. Il n’ose plus croiser le regard de son père.
La tension monte chaque jour un peu plus. Les enfants sentent tout. Lucie pleure souvent le soir ; son frère Antoine fait des cauchemars.
Un dimanche matin, alors que je prépare le café, j’entends Françoise parler à voix basse au téléphone :
— Ils abusent… Ils sont là depuis trop longtemps… Ce n’est pas à nous de nourrir toute une famille !
Mon sang se glace. Je me sens étrangère dans cette maison où j’ai pourtant tout donné : mes économies, mon énergie, mon amour pour Paul et nos enfants.
Un soir d’orage, tout explose. Gérard entre dans la cuisine alors que je range les assiettes.
— Il va falloir que vous trouviez une solution. On ne peut pas continuer comme ça indéfiniment !
Paul serre les poings.
— Papa, tu sais très bien que je cherche du travail tous les jours !
— Ce n’est pas notre problème ! On a travaillé toute notre vie pour avoir ce confort. Ce n’est pas à nous de payer pour vos erreurs !
Je sens les larmes monter. Je voudrais crier que ce n’est pas une erreur d’avoir perdu son emploi à cinquante ans, que ce n’est pas une faute d’aimer sa famille et de vouloir s’en sortir dignement.
Mais je me tais. Par fierté. Par peur aussi.
Les jours suivants sont pesants. Les repas se font en silence. Les enfants n’osent plus parler fort. Je me sens invisible.
Un matin, Lucie refuse de manger.
— J’en ai marre de la soupe… Pourquoi on ne mange jamais comme papi et mamie ?
Je m’agenouille devant elle.
— Parce que parfois la vie est injuste, ma chérie. Mais on s’aime très fort, et c’est ça qui compte.
Mais au fond de moi, je doute. Est-ce vraiment suffisant ?
Un soir, alors que tout le monde dort, je descends dans la cuisine. Je m’assois seule à table et je regarde les murs défraîchis, les casseroles cabossées. Je pense à ma vie d’avant : mon petit appartement lumineux à Besançon, mes amis, mon travail à la médiathèque… Tout semble si loin.
Je me demande : pourquoi certains ont-ils droit au confort et au respect tandis que d’autres doivent se contenter des miettes ? Pourquoi la solidarité familiale s’effrite-t-elle si vite quand l’argent manque ?
Je voudrais demander à ceux qui me lisent : avez-vous déjà ressenti cette injustice au sein de votre propre famille ? Est-ce que l’amour suffit quand le quotidien devient si lourd ?