Étrangère chez ma propre fille : Le récit de Madeleine

— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, maman !

La voix de Claire résonne dans le couloir, sèche, tranchante. Je reste figée sur le seuil de la chambre, la main encore sur la poignée. Je voulais juste lui demander si elle voulait du thé. Mais dans sa voix, je sens tout le poids de mon intrusion, comme si j’étais une étrangère dans cette maison qui n’est pas la mienne.

Je m’appelle Madeleine. J’ai soixante-douze ans. Il y a huit mois, j’ai perdu Paul, mon mari, mon complice de toujours. La maison était devenue trop grande, trop vide. Claire m’a proposé de venir vivre chez elle, à Lyon, « le temps que tu te remettes », avait-elle dit. J’ai accepté, pensant retrouver un peu de chaleur humaine, de partage. Mais aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas commis une erreur.

Le soir tombe sur la ville. Par la fenêtre du salon, j’aperçois les lumières des immeubles voisins. Je me sens minuscule dans ce grand appartement moderne où chaque objet a sa place, où rien ne porte la trace de mon passé. Je me surprends à caresser la bague de fiançailles que Paul m’a offerte il y a cinquante ans. Un geste machinal pour me rassurer.

Dans la cuisine, Claire prépare le dîner en silence. Son mari, François, rentre tard du travail. Leur fils, Lucas, dix-sept ans, ne quitte plus sa chambre depuis que je suis là. Je sens bien que ma présence dérange l’équilibre fragile de leur famille. J’essaie de me faire discrète : je range mes affaires dans un coin du placard, je nettoie derrière moi, je ne regarde pas la télévision quand ils sont là. Mais rien n’y fait.

— Tu veux qu’on parle ?

La voix de Claire me surprend. Elle ne me regarde pas, concentrée sur ses légumes.

— Je voulais juste t’aider…

— Maman, tu n’es pas obligée de tout faire à ma place. Ici, ce n’est pas comme chez toi.

Je ravale mes larmes. Chez moi… Ce mot résonne douloureusement. Chez moi n’existe plus.

Le dîner se passe dans une ambiance glaciale. François pose des questions polies sur ma journée. Lucas répond à peine quand je lui demande comment s’est passé le lycée. Claire mange vite, sans lever les yeux. Je sens que je suis de trop.

Plus tard dans la nuit, j’entends des éclats de voix derrière la porte fermée de leur chambre.

— Elle ne peut pas rester indéfiniment !
— C’est ma mère ! Elle n’a nulle part où aller…
— Mais on n’a plus d’intimité ! Lucas ne supporte plus cette situation…

Je me recroqueville sous ma couverture, honteuse d’être devenue un fardeau pour ma propre fille.

Les jours passent et se ressemblent. Je sors marcher dans le parc voisin pour ne pas gêner. J’observe les autres familles : des grands-mères qui jouent avec leurs petits-enfants, des couples qui se promènent main dans la main. Je me demande où est passée la tendresse qui unissait autrefois Claire et moi.

Un après-midi pluvieux, je décide d’aller voir mon amie Geneviève à l’autre bout de la ville. Elle aussi a perdu son mari récemment. Nous parlons longtemps autour d’un café.

— Tu sais, Madeleine, nos enfants ont leur vie maintenant. On ne peut pas leur demander de remplir le vide laissé par nos maris…

Ses mots me frappent en plein cœur. Peut-être ai-je trop attendu de Claire ? Peut-être ai-je cru qu’elle pourrait réparer ce qui s’est brisé en moi ?

En rentrant ce soir-là, je trouve Claire assise dans le salon, les yeux rouges.

— Maman… Je suis désolée si tu te sens mal ici. Je fais ce que je peux mais… c’est difficile pour moi aussi.

Je m’assieds à côté d’elle et prends sa main.

— Je sais, ma chérie. Je ne veux pas être un poids pour toi.

Nous restons silencieuses un long moment. Pour la première fois depuis des semaines, je sens une brèche s’ouvrir entre nous.

Les jours suivants, j’essaie de prendre du recul. J’appelle plus souvent Geneviève, je participe à des ateliers pour seniors à la mairie du quartier. Petit à petit, je retrouve un peu d’air.

Mais l’incompréhension persiste avec Claire. Un soir, alors que nous débarrassons la table ensemble :

— Tu comptes rester encore longtemps ?

Sa question tombe comme un couperet.

— Je ne sais pas… Où veux-tu que j’aille ?

Elle détourne les yeux.

— Peut-être qu’une résidence senior serait mieux pour toi… Tu pourrais te faire des amis…

Je sens mon cœur se serrer. Ainsi donc, c’est ça : elle veut que je parte.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à Paul, à notre maison pleine de souvenirs, à cette vie qui n’existe plus. J’ai tout quitté pour ne pas être seule et me voilà plus isolée que jamais.

Quelques semaines plus tard, j’emménage dans une petite résidence pour personnes âgées à Villeurbanne. Les premiers jours sont difficiles mais peu à peu, je découvre d’autres femmes comme moi : Lucienne qui adore jouer aux cartes, Hélène qui raconte des histoires drôles sur sa jeunesse à Marseille… Je ris à nouveau.

Claire vient me voir parfois avec Lucas. Nos échanges sont plus apaisés maintenant que chacun a retrouvé sa place.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : pourquoi l’amour entre une mère et sa fille ne suffit-il pas toujours à combler le vide ? Est-ce que vieillir signifie forcément devenir un étranger pour ceux qu’on aime le plus ?