Entre principes et réalités : le combat de mon gendre

« Tu ne comprends pas, maman ! Julien a raison de ne pas se taire ! »

La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante, presque suppliante. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 8h du matin, la lumière grise de Paris filtre à peine à travers les rideaux. Encore une nuit blanche à ressasser les mêmes questions : comment en sommes-nous arrivés là ?

Julien, mon gendre, est un homme de principes. Trop, peut-être. Depuis qu’il a épousé Camille il y a six ans, il a changé de travail cinq fois. Toujours pour la même raison : il refuse de fermer les yeux sur les injustices qu’il observe. La dernière fois, c’était chez un grand assureur du boulevard Haussmann. Il a dénoncé des pratiques douteuses sur la gestion des dossiers clients. Résultat : licenciement pour « incompatibilité d’esprit d’équipe ».

Camille, ma fille unique, le soutient coûte que coûte. Elle admire son intégrité, sa droiture. Moi aussi, au début. Mais aujourd’hui, je ne vois plus que les factures qui s’accumulent sur leur table basse Ikea, les regards fatigués de ma petite-fille Lucie qui sent la tension dans l’appartement, et la lassitude dans la voix de Camille quand elle m’appelle pour me demander si je peux garder Lucie « juste une heure ou deux ».

Hier soir encore, tout a explosé. J’étais venue leur apporter un plat de lasagnes – un prétexte pour voir comment ils allaient vraiment. Julien était assis sur le canapé, le regard perdu dans le vide.

— Tu as trouvé quelque chose ? ai-je demandé doucement.

Il a haussé les épaules. « J’ai passé deux entretiens, mais dès que je parle de mes expériences précédentes… »

Camille a posé sa main sur la sienne. « Ils ne te méritent pas, Julien. »

J’ai senti la colère monter en moi. « Mais enfin Camille ! Vous ne pouvez pas continuer comme ça ! Il faut bien payer le loyer ! »

Julien s’est levé brusquement. « Je préfère être au chômage que complice d’injustices ! »

Le silence est tombé, lourd comme une chape de plomb. Lucie a couru se réfugier dans sa chambre.

Je suis rentrée chez moi en pleurant. Comment expliquer à ma fille que la vie n’est pas aussi simple ? Que parfois il faut savoir composer avec la réalité ?

Ce matin, j’ai appelé mon amie Mireille. Elle connaît bien Camille depuis qu’elles étaient petites.

— Tu sais, Françoise, il y a des gens comme ça… Ils ne peuvent pas faire autrement. Mais ta fille souffre aussi. Elle ne te le dira jamais.

Je repense à mon propre mariage avec Gérard, mon défunt mari. Lui aussi avait ses principes, mais il savait faire des compromis pour le bien de la famille. Est-ce trop demander à Julien ?

Les semaines passent et rien ne change. Julien refuse les petits boulots qu’on lui propose : « Je ne vais pas vendre mon âme pour un SMIC ! » Camille travaille à mi-temps dans une librairie du 11ème arrondissement, mais son salaire ne suffit pas.

Un soir d’avril, Camille débarque chez moi en larmes.

— Maman… Je n’en peux plus… J’ai peur pour Lucie…

Je la serre contre moi. Enfin elle craque. Enfin elle laisse tomber le masque de la femme forte.

— Tu sais que je t’aime, ma chérie… Mais tu dois penser à toi aussi. À Lucie.

Elle secoue la tête.

— Si je le quitte maintenant, il va sombrer… Il n’a plus personne d’autre que nous.

Je comprends alors que ce n’est pas seulement une question d’argent ou de principes. C’est une question d’amour, de loyauté, de peur aussi.

Quelques jours plus tard, Julien débarque chez moi sans prévenir. Il est pâle, amaigri.

— Françoise… Je voulais m’excuser pour l’autre soir… Je sais que tu t’inquiètes pour Camille et Lucie…

Je l’invite à s’asseoir. Pour la première fois, il baisse la garde.

— Je me sens piégé… Si je me tais au travail, j’ai l’impression de trahir qui je suis… Mais je vois bien que je fais souffrir Camille…

Nous restons longtemps silencieux. Puis il murmure :

— Est-ce qu’on peut être heureux sans compromis ?

Je n’ai pas de réponse. Je pense à tous ces parents qui voient leurs enfants s’enfoncer dans des choix impossibles.

Aujourd’hui encore, rien n’est résolu. Camille et Julien cherchent un nouvel équilibre. Moi, je continue d’aider comme je peux – un repas ici, quelques billets là – mais surtout en écoutant sans juger.

Parfois je me demande : où est la limite entre soutenir ceux qu’on aime et les laisser affronter leurs propres démons ? Peut-on vraiment sauver quelqu’un malgré lui ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?