Entre Deux Toits : Mon Mari, Sa Mère et Moi
— Tu rentres tard encore, Damien ?
Ma voix tremble à peine, mais il l’entend. Il pose son sac dans l’entrée, évite mon regard et file directement dans la cuisine. Je reste figée dans le salon, le cœur battant trop fort. Depuis deux ans, nous vivons chez sa mère, Monique. Deux ans à marcher sur la pointe des pieds, à avaler des remarques acides sur la cuisson de mes plats ou la façon dont je plie les serviettes. Deux ans à me demander si je suis vraiment chez moi.
Ce soir-là, la tension est palpable. Monique regarde la télévision, le volume trop fort. Je m’approche de Damien, qui fouille dans le frigo.
— On peut parler ?
Il soupire, referme la porte du frigo et me fait signe de le suivre dans la chambre. Là, entre les murs couverts de photos d’enfance de Damien, je sens tout le poids de mon impuissance.
— Isabelle, pas ce soir… Je suis crevé.
— Ça fait des mois que tu es « crevé ». Et moi ? Tu crois que c’est facile de vivre ici ?
Il détourne les yeux. Je vois bien qu’il est partagé. Mais il y a toujours cette peur en lui : celle de décevoir sa mère. Monique a élevé Damien seule après le départ de son père. Elle s’est sacrifiée pour lui, et il lui doit tout… du moins, c’est ce qu’elle ne cesse de lui rappeler.
Je me souviens du jour où j’ai accepté d’emménager ici. C’était censé être temporaire. Juste le temps d’économiser pour un appartement à nous. Mais les mois sont devenus des années. Et chaque jour, je sens mon couple s’effriter.
Un matin, alors que je prépare le café, Monique entre dans la cuisine.
— Tu sais, Isabelle, Damien n’aime pas trop quand tu mets autant de sucre dans son café.
Je serre les dents. Je sais très bien comment il aime son café. Mais elle ne rate jamais une occasion de me rappeler que je ne fais pas partie de la famille.
— Merci du conseil, Monique.
Elle sourit, satisfaite. Je me demande si elle se rend compte du mal qu’elle me fait. Ou si c’est justement ce qu’elle cherche.
Le soir même, j’essaie une nouvelle fois de parler à Damien.
— On ne peut pas continuer comme ça. J’étouffe ici.
Il me regarde enfin dans les yeux.
— Tu veux que je choisisse entre toi et ma mère ?
La question claque comme une gifle. Non, je ne veux pas qu’il choisisse. Je veux juste qu’il comprenne que notre couple a besoin d’espace pour exister.
Les semaines passent. Je deviens l’ombre de moi-même. Au travail, mes collègues remarquent que je souris moins. Ma mère m’appelle souvent :
— Isabelle, tu ne peux pas continuer comme ça… Viens quelques jours à la maison.
Mais je refuse. J’ai peur que partir soit un aveu d’échec.
Un dimanche après-midi, alors que Damien est sorti faire des courses avec sa mère, je m’effondre sur le lit. Les larmes coulent sans bruit. Je pense à tout ce que j’ai sacrifié pour cet homme : ma ville natale, mes amis, mon indépendance…
Quand ils rentrent, Monique pose bruyamment les sacs sur la table.
— Tu pourrais donner un coup de main au lieu de rester là à rien faire !
Je n’en peux plus.
— Ça suffit ! Je ne suis pas votre domestique !
Damien me regarde comme si je venais de gifler sa mère. Monique se drape dans une dignité blessée.
— Si tu n’es pas contente, tu sais où est la porte.
Je m’attends à ce que Damien dise quelque chose. Qu’il prenne ma défense. Mais il reste silencieux.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à toutes ces fois où j’ai avalé ma fierté pour préserver la paix. À toutes ces concessions qui n’ont servi à rien.
Le lendemain matin, je fais ma valise. Damien me regarde faire sans rien dire. Quand j’atteins la porte, il murmure :
— Tu vas vraiment partir ?
Je me retourne, les larmes aux yeux.
— J’ai besoin d’exister ailleurs que dans l’ombre de ta mère.
Je pars chez ma mère quelques jours. Là-bas, je retrouve un peu d’air. Mais la douleur est là, tenace. Damien m’appelle plusieurs fois. Il dit qu’il réfléchit, qu’il comprend mieux maintenant ce que je ressens… Mais il ne parle jamais de partir de chez sa mère.
Un soir, il vient me voir.
— Isabelle… Je t’aime. Mais je ne peux pas laisser ma mère seule.
Je comprends alors que son choix est fait depuis longtemps. Ce n’est pas moi qui ai échoué ; c’est nous qui n’avons jamais eu notre chance.
Aujourd’hui encore, je me demande : combien sommes-nous à vivre dans l’ombre d’une belle-mère ou d’une famille trop présente ? À quel moment doit-on choisir entre s’oublier ou partir ? Est-ce vraiment égoïste de vouloir exister pour soi-même ?