Entre Deux Foyers : Le Poids de Mon Départ
« Tu pars vraiment, Camille ? »
La voix de ma mère résonne encore dans le couloir, tremblante, presque étranglée. Je serre la poignée de ma valise si fort que mes jointures blanchissent. Mon frère, Étienne, me regarde depuis le canapé, son visage pâle encadré par la lumière grise du matin. Il ne dit rien. Il n’a jamais été bavard, surtout depuis que la maladie a commencé à le ronger.
Je n’ai pas répondu. Je n’ai pas osé croiser le regard de ma mère. J’ai juste ouvert la porte, sentant son souffle court derrière moi, et je suis descendue dans la rue, le cœur battant à tout rompre. C’était un matin d’octobre, froid et sec, typiquement parisien. Les feuilles mortes crissaient sous mes pas, mais dans ma tête, c’était un vacarme assourdissant : « Tu pars vraiment, Camille ? »
Je m’appelle Camille Lefèvre. J’ai vingt-trois ans et ce jour-là, j’ai quitté le 13e arrondissement pour m’installer à Lyon, loin de la petite HLM où j’ai grandi. J’avais décroché un stage dans une maison d’édition – mon rêve depuis toujours. Mais à quel prix ?
Dans le train qui m’emmenait vers ma nouvelle vie, je n’arrivais pas à me réjouir. Je revoyais sans cesse la scène du départ. Ma mère, Françoise, m’avait élevée seule depuis que mon père était parti avec une autre femme. Elle avait tout sacrifié pour Étienne et moi. Et voilà que je la laissais seule avec un fils malade, une montagne de factures et ses propres regrets.
À Lyon, tout était différent. Les rues semblaient plus larges, les gens moins pressés. Mais chaque soir, en rentrant dans mon petit studio sous les toits, je sentais le poids de l’absence. J’appelais souvent Étienne. Il répondait parfois, d’une voix fatiguée :
— Ça va, Camille. T’inquiète pas pour moi.
Mais je savais qu’il mentait. Je savais aussi que ma mère refusait de me parler. Elle ne décrochait jamais quand j’appelais. Elle m’en voulait – et comment lui en vouloir ?
Au travail, tout le monde me félicitait pour mon courage d’avoir quitté Paris. Mais ils ne savaient rien de ce que j’avais laissé derrière moi. Un soir, lors d’un dîner avec mes collègues, l’un d’eux a lancé :
— Tu as de la chance d’être libre ! Moi, avec mes parents sur le dos…
J’ai souri poliment, mais j’avais envie de hurler : « La liberté a un prix ! »
Les semaines passaient. Étienne allait de plus en plus mal. Il avait besoin de soins constants. Ma mère s’épuisait. Un soir de décembre, elle m’a enfin appelée.
— Camille… Je n’y arrive plus.
Sa voix était rauque, brisée par les larmes. J’ai senti la culpabilité m’écraser.
— Maman… Je peux revenir quelques jours si tu veux…
— Non ! Tu as choisi ta vie. Assume-la.
Elle a raccroché. J’ai pleuré toute la nuit.
À Noël, je suis rentrée malgré tout. L’appartement sentait l’hôpital et le café froid. Étienne dormait presque tout le temps. Ma mère m’a à peine regardée.
— Tu veux du café ?
Sa voix était glaciale.
— Oui… Merci.
On a bu en silence. Puis elle a lâché :
— Tu sais ce que c’est d’être seule avec un enfant malade ? Tu sais ce que c’est de voir sa fille partir alors qu’on a besoin d’elle ?
Je n’ai rien répondu. Je n’avais pas de mots pour apaiser sa douleur ni la mienne.
Les jours suivants ont été un calvaire. Je me sentais étrangère chez moi et coupable à Lyon. Je vivais entre deux mondes, sans jamais trouver ma place.
Un soir, alors que je rangeais des papiers dans ma chambre d’enfant, Étienne est venu s’asseoir à côté de moi.
— Camille… T’as bien fait de partir.
Je l’ai regardé, surprise.
— Maman ne te le dira jamais… Mais t’as le droit d’avoir une vie à toi.
Il a souri faiblement.
— Moi aussi j’aurais aimé partir…
Ses mots m’ont transpercée. J’ai compris que mon départ n’était pas seulement une trahison ; c’était aussi un espoir pour lui, une façon de montrer qu’on pouvait rêver plus grand que notre HLM.
Quand je suis repartie à Lyon après les fêtes, ma mère ne m’a pas embrassée. Mais Étienne m’a serrée fort contre lui.
— Vis pour nous deux, d’accord ?
Depuis ce jour-là, j’essaie d’avancer sans oublier d’où je viens ni ceux que j’aime. La culpabilité ne disparaît jamais vraiment ; elle s’apprivoise, comme une vieille blessure qui rappelle qu’on est vivant.
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de partir ? Peut-on vraiment choisir entre ses rêves et sa famille sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?