Entre Deux Femmes : Le Secret de Julien
— Tu rentres tard encore ce soir, Julien ?
Il détourne les yeux, pose ses clés sur la commode, et marmonne :
— J’ai eu une réunion qui a traîné…
Mais je le sais. Je le sens. Ce parfum de gratin dauphinois ne trompe pas. Ce n’est pas le genre de plat qu’on sert à la cantine du bureau. Depuis quelques semaines, mon mari rentre tard, le ventre plein, le sourire coupable. Et chaque fois, il évite mon regard.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-cinq ans, je vis à Lyon et je croyais que mon mariage était solide. Mais depuis que j’ai surpris Julien en train d’envoyer un message à sa mère — « Je passe vers 19h, garde-moi un peu de ton bœuf bourguignon » — tout s’est fissuré. Je ne comprends pas. Pourquoi ce besoin de retourner chez elle ? Pourquoi ce secret ?
La nuit dernière, j’ai rêvé de ma belle-mère. Encore. Elle était là, dans notre cuisine, préparant une blanquette de veau pendant que Julien riait à gorge déployée. Moi, j’étais invisible. Je criais, mais personne ne m’entendait. Je me suis réveillée en sueur, le cœur battant la chamade.
Ce matin-là, j’ai décidé d’en parler à mon amie Sophie au café du coin.
— Tu crois que je deviens folle ?
— Non, mais tu es jalouse…
— Jalouse de sa mère ?
— Peut-être pas d’elle… mais de ce qu’elle représente pour lui.
Je n’avais jamais pensé à ça. Je me sentais ridicule, mais blessée aussi. J’ai grandi dans une famille où l’on ne se disait pas grand-chose, où la cuisine était fonctionnelle, jamais un acte d’amour. Chez les Dubois, tout passait par la table : les disputes, les réconciliations, les souvenirs.
Le soir venu, j’ai tenté une approche directe.
— Julien, pourquoi tu ne manges plus à la maison ?
Il a soupiré.
— Ce n’est pas contre toi… C’est juste que… Maman s’ennuie depuis que papa est parti. Elle aime cuisiner pour moi.
— Et moi alors ? Tu crois que je ne peux pas apprendre ses recettes ?
Il a haussé les épaules :
— Ce n’est pas pareil…
Ce « ce n’est pas pareil » m’a transpercée. J’ai passé la nuit à tourner en rond dans notre chambre silencieuse. J’ai repensé à tous ces dimanches chez sa mère, où elle me corrigeait sur la cuisson des haricots verts ou la façon de plier les serviettes. J’avais toujours eu l’impression d’être une invitée dans leur monde.
Le lendemain, j’ai décidé de faire un effort. J’ai appelé ma belle-mère.
— Bonjour Françoise… Je me demandais si tu pouvais me montrer comment tu fais ton gratin dauphinois ?
Un silence gênant.
— Euh… Oui, si tu veux…
Le samedi suivant, je me suis retrouvée dans sa cuisine impeccable. Elle m’a donné des instructions sèches : « Coupe les pommes de terre fines… Non, plus fines ! » J’ai senti son regard critique sur mes mains tremblantes. Julien est arrivé en cours de route, rayonnant.
— Ça sent bon ici !
Françoise a souri :
— C’est moi qui ai tout fait… Enfin presque.
J’ai eu envie de pleurer. Je n’étais pas à ma place. Même en essayant de m’intégrer, je restais l’étrangère.
Le soir même, j’ai explosé.
— Tu ne vois pas que tu me mets à l’écart ? Que tu préfères ta mère à moi ?
Julien a levé les bras au ciel :
— Mais arrête ! Ce n’est pas une compétition !
— Pour toi peut-être… Mais moi je me sens seule !
Il est parti faire un tour. J’ai pleuré longtemps sur le canapé. J’ai repensé à mes parents, à leur silence glacial après chaque dispute. Je ne voulais pas ça pour nous.
Quelques jours plus tard, Julien est rentré plus tôt que d’habitude. Il avait l’air fatigué.
— On doit parler…
Il s’est assis en face de moi.
— Je sais que j’ai exagéré avec maman. Mais elle va mal depuis la mort de papa. Je ne voulais pas te blesser…
J’ai pris sa main.
— Et moi ? Tu ne vois pas que j’essaie ? Que j’aimerais juste partager quelque chose avec toi ?
Il a baissé les yeux.
Le lendemain, il m’a proposé d’aller ensemble chez Françoise pour cuisiner tous les trois. Cette fois-ci, elle a accepté que je coupe les pommes de terre comme je voulais. On a ri en se trompant sur la quantité de crème fraîche.
Ce n’est pas parfait. Il y a encore des moments où je me sens mise à l’écart. Mais j’essaie d’apprendre leur langage — celui des plats mijotés et des souvenirs partagés autour d’une table.
Parfois je me demande : est-ce que l’amour se mesure à une recette transmise ou à la capacité de faire une place à l’autre dans sa famille ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà ressenti cette jalousie étrange qui vous fait douter de tout ?