« Emmène-le avec toi, pour toujours » – Histoire d’une grand-mère, d’un petit-fils et d’une famille brisée
« Maman, prends-le avec toi, pour toujours. »
La voix de Camille tremblait, ses yeux fuyants fixés sur le carrelage froid de ma cuisine. J’ai cru que j’avais mal entendu. Mon cœur s’est arrêté, puis s’est mis à battre si fort que j’ai cru qu’il allait exploser. Paul, mon petit-fils de six ans, jouait dans le salon, inconscient du drame qui se jouait à quelques mètres de lui.
« Tu ne comprends pas, maman… Je n’y arrive plus. »
Je me suis approchée d’elle, j’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle s’est reculée. Camille, ma fille unique, celle que j’ai élevée seule après le départ de son père, me demandait l’impensable : d’élever son fils comme le mien. J’ai senti la colère monter, mêlée à une tristesse infinie.
« Camille, tu ne peux pas… C’est ton fils ! »
Elle a éclaté en sanglots. « Je suis désolée… Je suis désolée… »
Je me suis assise lourdement sur une chaise. Les souvenirs défilaient : les nuits blanches à la maternité de Nantes, les premiers pas de Camille dans notre appartement HLM à Rezé, les disputes pour ses devoirs, ses crises d’adolescence… Et maintenant ça. Comment en étions-nous arrivées là ?
Camille avait toujours été fragile. Après la naissance de Paul, elle avait sombré dans une dépression dont elle n’était jamais vraiment sortie. Le père de Paul, Julien, avait disparu dès qu’il avait appris la grossesse. Depuis, Camille enchaînait les petits boulots précaires : caissière à Carrefour Beaulieu, serveuse dans un bar du centre-ville… Elle rentrait épuisée, les yeux cernés, l’âme absente.
« Je ne veux pas qu’il souffre à cause de moi », a-t-elle murmuré.
J’ai regardé Paul à travers la porte entrouverte. Il faisait rouler des petites voitures sur le tapis élimé. Il m’a souri. J’ai senti mes larmes monter.
Le soir même, Camille a fait sa valise. Elle a embrassé Paul sur le front et lui a dit qu’elle partait travailler loin. Il n’a pas compris. Moi non plus.
Les jours suivants ont été un cauchemar. J’ai dû expliquer à Paul que sa maman ne reviendrait pas tout de suite. Il me posait mille questions : « Elle est où maman ? Pourquoi elle ne m’appelle pas ? » Je mentais mal. Je disais qu’elle travaillait beaucoup, qu’elle pensait à lui tous les jours.
À l’école primaire Jean-Jaurès, les maîtresses ont vite compris que quelque chose n’allait pas. Paul s’est renfermé. Il dessinait des maisons sans fenêtres et des soleils noirs. Un jour, il a frappé un camarade qui l’avait traité de « bébé sans maman ».
J’ai demandé de l’aide à la mairie. On m’a envoyée voir une assistante sociale, Madame Lefèvre. Elle m’a reçue dans un bureau impersonnel, entre deux piles de dossiers.
« Vous avez soixante ans, Madame Martin… Vous êtes prête à recommencer ? »
J’ai haussé les épaules. Avais-je vraiment le choix ?
« Je ne peux pas l’abandonner », ai-je répondu.
Les mois ont passé. J’ai appris à refaire des tartines au Nutella le matin, à courir après le bus scolaire sous la pluie, à surveiller les devoirs du soir malgré ma fatigue. J’ai aussi appris à cacher mes angoisses : la peur que Camille ne revienne jamais, la honte devant les voisins qui chuchotaient sur notre famille « bizarre ».
Un dimanche après-midi, alors que Paul jouait dans le jardin avec son copain Lucas, j’ai reçu un appel inattendu.
« Maman ? »
C’était Camille. Sa voix était rauque, étrangère.
« Je suis à Paris… Je vais mieux… Je voulais savoir comment va Paul… »
J’ai senti la colère revenir. « Tu veux savoir comment va ton fils ? Il t’attend tous les soirs devant la fenêtre ! Il pleure en silence pour ne pas que je l’entende ! Tu crois qu’on guérit en fuyant ? »
Silence au bout du fil.
« Je suis désolée… Je reviendrai quand je pourrai… »
J’ai raccroché brutalement. J’ai pleuré longtemps ce soir-là.
Les années ont passé. Paul a grandi avec moi. Il m’appelait « Mamie-Maman ». À l’adolescence, il est devenu rebelle : il claquait les portes, sortait sans prévenir, ramenait des mauvaises notes du collège Aristide-Briand. Un soir d’hiver, il est rentré trempé jusqu’aux os après avoir traîné avec des copains plus âgés.
« Pourquoi tu cries tout le temps ? T’es pas ma mère ! »
Cette phrase m’a transpercée comme un couteau.
Je me suis assise sur son lit et j’ai pris sa main.
« Non, je ne suis pas ta mère… Mais je t’aime comme si tu étais mon fils. »
Il a détourné les yeux mais j’ai vu ses lèvres trembler.
Un matin de printemps, alors que je préparais le petit-déjeuner, la sonnette a retenti. J’ai ouvert la porte : Camille était là. Amaigrie, les cheveux courts, le regard fatigué mais déterminé.
Paul est descendu en courant. Il s’est arrêté net en la voyant.
« Maman ? »
Elle a ouvert les bras mais il n’a pas bougé.
« Tu reviens pour combien de temps cette fois ? »
Elle a baissé les yeux.
Nous nous sommes assises toutes les trois autour de la table en formica. Le silence était lourd.
« Je veux essayer… reprendre ma place… si tu veux bien », a-t-elle dit à Paul.
Il a haussé les épaules sans répondre.
Les semaines suivantes ont été tendues. Camille venait dîner parfois mais Paul restait distant. Moi, je faisais semblant d’être forte mais j’avais peur : peur qu’il parte avec elle et qu’il m’oublie ; peur qu’il refuse de lui pardonner ; peur que notre famille reste brisée à jamais.
Un soir d’été, alors que nous étions tous les trois sur le balcon à regarder les lumières de Nantes s’allumer au loin, Paul a murmuré :
« Est-ce qu’on peut être une famille même si on n’est plus comme avant ? »
J’ai serré sa main dans la mienne et j’ai regardé Camille. Elle pleurait en silence.
Aujourd’hui encore je me demande : peut-on vraiment recoller les morceaux d’un cœur brisé ? L’amour suffit-il pour réparer ce qui a été perdu ? Qu’en pensez-vous ?