Deux fois brisée : Comment ai-je pu faire confiance à ma propre mère ?
« Non, Maman, pas encore… » Ma voix tremble, étranglée par la peur et la colère. Je suis debout dans ce couloir glacé du tribunal de Nantes, les mains crispées sur mon sac. Devant moi, ma mère, Élise, évite mon regard. Elle porte ce manteau beige qu’elle mettait toujours pour venir chercher les garçons à l’école. Je revois encore Paul et Hugo courir vers elle, leurs rires résonnant dans la cour. C’était il y a à peine un an. Aujourd’hui, tout est silence.
Je n’arrive pas à croire que c’est bien moi qui vis cette histoire. Que c’est bien ma mère qui est assise là, accusée d’avoir laissé mes enfants seuls dans l’appartement, une bougie allumée sur la table basse, le soir où tout a basculé. Les pompiers ont dit que l’incendie s’était propagé en quelques minutes. Paul avait six ans, Hugo à peine quatre. Je n’étais pas là. J’étais au travail, comme tous les mardis soirs. J’avais confiance en elle. Comment aurais-je pu imaginer…
« Lucie, je t’en supplie… » Elle tente de s’approcher, mais je recule d’un pas. Je sens la colère monter, brûlante, incontrôlable.
« Tu étais leur grand-mère ! Tu devais veiller sur eux ! »
Elle baisse la tête. Ses mains tremblent. Autour de nous, les avocats chuchotent, les journalistes griffonnent dans leurs carnets. Je me sens exposée, jugée par tous ces regards. Mais le pire jugement vient de moi-même.
Depuis ce soir-là, je revis chaque minute en boucle. J’essaie de comprendre comment j’ai pu être aussi aveugle. Ma mère a toujours eu ses secrets. Mon père est parti quand j’avais dix ans, sans un mot. On n’en parlait jamais à la maison. Elle disait que c’était mieux ainsi, que certaines vérités font plus de mal que de bien.
Mais il y a un an, tout a commencé à se fissurer. J’ai surpris ma mère en train de boire en cachette dans la cuisine. Une bouteille de gin cachée derrière les boîtes de céréales des enfants. Elle m’a juré que ce n’était qu’un verre pour se détendre, que ça ne lui arrivait jamais devant eux. J’ai voulu la croire. J’avais besoin de la croire.
Après l’incendie, la police a retrouvé des traces d’alcool dans son sang. Elle a dit qu’elle s’était assoupie sur le canapé, qu’elle n’avait rien entendu. Les voisins ont témoigné avoir senti l’odeur de brûlé avant d’entendre les cris des enfants.
Je me souviens du jour où j’ai dû identifier les corps à la morgue de l’hôpital Laennec. Je n’ai pas pleuré tout de suite. C’est venu plus tard, par vagues, incontrôlables. Mon ex-mari, François, m’a reproché d’avoir laissé les garçons chez ma mère alors qu’il avait proposé de les prendre ce soir-là. Il ne me parle plus depuis.
Les semaines qui ont suivi ont été un cauchemar éveillé. Les funérailles, les lettres de condoléances, les regards fuyants des voisins dans la rue du Maréchal-Joffre où j’habite depuis toujours. Certains murmuraient que j’aurais dû voir venir le drame.
Un soir, j’ai retrouvé une lettre dans la boîte aux lettres : « On ne laisse pas ses enfants à une alcoolique ». Pas de signature. J’ai déchiré le papier en mille morceaux mais les mots sont restés gravés dans ma tête.
Ma sœur Claire a pris mes distances avec moi. « Tu sais bien comment elle est depuis des années… Pourquoi tu n’as rien fait ? » Je n’avais pas vu ou je n’avais pas voulu voir ?
Le procès a commencé il y a trois jours. Ma mère pleure à chaque audience mais refuse d’admettre qu’elle a un problème avec l’alcool. Son avocat parle d’accident tragique, d’une femme fatiguée par la vie et par la solitude.
Hier soir, j’ai rêvé de Paul et Hugo pour la première fois depuis des mois. Ils jouaient dans le jardin de notre maison d’enfance à Saint-Brieuc. Paul construisait une cabane avec des draps et Hugo riait aux éclats en courant après un papillon. Je me suis réveillée en larmes.
Aujourd’hui, c’est à moi de témoigner devant le juge. Je sens mon cœur battre si fort que j’ai peur qu’il explose.
« Madame Dubois, pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez continué à confier vos enfants à votre mère malgré ses antécédents ? »
La question claque comme une gifle.
« Parce que… parce que je croyais qu’on pouvait changer… Parce que c’était leur grand-mère… Parce que je n’avais personne d’autre… »
Ma voix se brise. Je vois ma mère pleurer en silence sur le banc des accusés.
Après l’audience, je sors du tribunal et m’effondre sur les marches en pierre froide. Un inconnu pose une main sur mon épaule : « Vous n’êtes pas seule ». Mais je me sens plus seule que jamais.
Ce soir-là, je rentre dans l’appartement vide où chaque jouet oublié me rappelle ce que j’ai perdu. Je regarde une photo des garçons posée sur le buffet : Paul sourit fièrement avec son cartable neuf ; Hugo fait une grimace derrière lui.
Je repense à toutes ces années où j’ai cru que l’amour familial pouvait tout réparer. Où j’ai fermé les yeux sur les failles pour ne pas affronter la vérité.
Est-ce que j’aurais pu sauver mes enfants si j’avais eu le courage d’affronter ma mère plus tôt ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner l’impardonnable ?
Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour pour votre famille ?