Dans les yeux de mon amie perdue
« Tu comptes rester plantée là longtemps ? » La voix sèche du chauffeur me ramène à la réalité. Je suis montée dans le bus 38, direction Gare du Nord, comme chaque matin, mais aujourd’hui, quelque chose cloche. Mes mains tremblent, mon cœur cogne. Je viens de croiser le regard d’une femme assise au fond du bus, près de la fenêtre. Ce regard, je le connais. Il me transperce, me ramène quinze ans en arrière, dans la cour du collège Jean-Jaurès, à Montreuil. Camille. Mon amie d’enfance, ma sœur de cœur, celle que j’ai abandonnée sans un mot, un soir d’hiver, quand la vie est devenue trop lourde pour nous deux.
Je m’assois à deux rangées derrière elle, incapable de détourner les yeux. Elle a changé : ses cheveux sont plus courts, son visage marqué, mais c’est bien elle. Je sens une boule se former dans ma gorge. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ?
Le bus s’arrête à Belleville. Elle descend. Sans réfléchir, je la suis. Je me fonds dans la foule, le souffle court, les souvenirs qui affluent. Camille marche vite, la tête baissée, comme si elle fuyait quelque chose. Ou quelqu’un. Je la vois entrer dans un vieil immeuble, façade grise, fenêtres sales. Je reste dehors, hésitante. Je sors mon téléphone, tape son nom sur Facebook. Rien. Elle a disparu du réseau, comme elle a disparu de ma vie.
Je repense à notre dernière conversation. Elle m’avait appelée en larmes, m’avait suppliée de venir. Mais j’étais trop occupée, trop fatiguée de ses histoires de famille compliquée, de sa mère absente, de son beau-père violent. J’avais raccroché, jurant de rappeler plus tard. Je ne l’ai jamais fait.
Le soir, je n’arrive pas à dormir. Je revois son visage, ce regard vide. Je me demande ce qu’elle endure. Je me demande si je peux réparer ce que j’ai brisé. Le lendemain, je retourne devant son immeuble. J’attends. Les heures passent. Vers 18h, elle sort, un enfant dans les bras. Un petit garçon, trois ou quatre ans. Elle parle doucement, le rassure. Je sens mes yeux s’embuer. Camille, maman. Camille, seule.
Je m’approche, la voix tremblante :
— Camille ?
Elle se fige, se retourne lentement. Son visage se ferme, la peur dans les yeux.
— Qui êtes-vous ?
— C’est moi… Lucie. Tu te souviens ?
Un silence. Puis, soudain, elle éclate en sanglots. Je la prends dans mes bras, maladroitement. Le petit garçon nous regarde, inquiet.
— Je suis désolée, Camille. Je suis tellement désolée…
Elle me repousse doucement, essuie ses larmes.
— Pourquoi maintenant ? Pourquoi après tout ce temps ?
Je n’ai pas de réponse. Je bredouille des excuses, lui propose un café. Elle hésite, puis accepte. Nous nous installons dans un petit troquet du quartier. Elle commande un chocolat pour son fils, un café pour elle. Elle parle peu, regarde autour d’elle, sursaute au moindre bruit.
— Il va bientôt rentrer, murmure-t-elle. Il ne faut pas que je sois en retard.
Je comprends. Son compagnon. Le père de l’enfant. Je vois la peur dans ses gestes, la tension dans sa voix. Je lui demande si elle veut de l’aide. Elle baisse les yeux.
— Tu ne peux rien faire. Personne ne peut rien faire.
Je sens la colère monter. Je lui parle de l’association Solidarité Femmes, des numéros d’urgence, des foyers d’accueil. Elle secoue la tête.
— J’ai déjà essayé. Mais il me retrouve toujours. Et puis… j’ai honte. J’ai honte de ce que je suis devenue.
Je lui prends la main.
— Tu n’as pas à avoir honte. Ce n’est pas ta faute.
Elle pleure en silence. Son fils s’endort sur ses genoux. Je lui promets de ne pas la laisser tomber, cette fois. Je lui donne mon numéro, lui écris un message : « Je suis là. Appelle-moi, n’importe quand. »
Les jours passent. Je pense à elle sans cesse. Je me sens coupable, impuissante. J’en parle à ma sœur, à mes collègues. Chacun a une histoire, une amie, une cousine, une voisine qui a vécu la même chose. La violence, c’est partout, même derrière les façades les plus banales.
Un soir, mon téléphone vibre. Un message de Camille : « Aide-moi. »
Je saute dans un taxi, préviens la police. Quand j’arrive, l’immeuble est en alerte. Les voisins sont dehors, inquiets. Camille est là, le visage tuméfié, son fils dans les bras. Les policiers emmènent son compagnon, menottes aux poignets. Je serre Camille contre moi. Elle tremble, mais elle est vivante.
Les semaines suivantes sont difficiles. Camille est hébergée dans un foyer, son fils va à l’école du quartier. Je l’accompagne à ses rendez-vous, je l’aide à remplir des dossiers, à chercher un travail. Parfois, elle veut tout abandonner. Parfois, elle rit, comme avant. Petit à petit, elle reprend goût à la vie.
Un soir, nous sommes assises sur un banc, devant la Seine. Elle me regarde, les yeux brillants.
— Tu sais, Lucie, si tu n’avais pas tendu la main… Je ne serais peut-être plus là aujourd’hui.
Je pleure, elle pleure. Nous sommes deux femmes brisées, mais debout. Deux amies retrouvées.
Aujourd’hui, je me demande : combien de Camille croisent-on chaque jour sans les voir ? Combien d’amitiés perdues pourraient sauver une vie, si on osait simplement tendre la main ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?