Dans la nuit noire, une valise à la main : renaître après la fuite
« Dépêche-toi, Camille, prends la main de ta sœur ! » Ma voix tremble autant que mes mains. Il est trois heures du matin, la rue est déserte, et le froid me mord les joues. Je serre la poignée de la vieille valise, celle qui contient toute notre vie désormais. Derrière moi, la porte de la maison claque. Je retiens un sanglot. Je ne veux pas que mes enfants voient mes larmes.
« Maman, on va où ? » demande Léa, sa voix aiguë brisée par la peur. Je ne sais pas quoi répondre. Je n’ai pas de plan, juste cette urgence viscérale de fuir. De fuir Paul, mon mari, l’homme qui m’a tout pris : ma confiance, mes rêves, mon sourire.
Je me revois encore, il y a dix ans, jeune institutrice pleine d’espoir, tombant amoureuse de ce garçon du village voisin. Paul avait ce charme discret des hommes sûrs d’eux. Mais très vite, les reproches sont venus : « Tu t’habilles trop court », « Tu passes trop de temps à l’école », « Tu ne t’occupes pas assez de moi ». Puis les cris. Puis les coups.
Cette nuit-là, tout a basculé. Il a levé la main sur Camille. J’ai vu rouge. J’ai su que je ne pouvais plus rester. J’ai attendu qu’il s’endorme, j’ai glissé quelques vêtements dans une valise, pris les carnets de santé des enfants et mon portefeuille. J’ai réveillé doucement Léa et Camille. « On part, mes chéries. »
Nous avons marché jusqu’à la gare de Saint-Étienne. J’avais à peine de quoi payer trois billets pour Lyon. Dans le train, Léa s’est endormie sur mes genoux. Camille fixait le paysage noir derrière la vitre. Moi, je tremblais d’angoisse : où allions-nous dormir ? Comment allais-je nourrir mes filles ?
À Lyon, j’ai appelé ma mère à Chalon-sur-Saône. Sa voix était glaciale : « Tu exagères, Pauline. Paul n’est pas si mauvais. Tu vas briser ta famille pour rien ? » J’ai raccroché en silence. Je savais que je ne pourrais compter que sur moi-même.
Les premiers mois ont été un enfer. Nous avons dormi dans un foyer d’accueil pour femmes battues à Villeurbanne. Les murs étaient fins, les pleurs des autres femmes résonnaient la nuit. Je me sentais coupable d’avoir arraché mes filles à leur maison, à leur école, à leurs repères.
Un matin, alors que je cherchais du travail sur un vieux téléphone prêté par l’assistante sociale, Léa m’a demandé : « Maman, est-ce qu’on va retourner chez papa ? » J’ai senti mon cœur se briser en mille morceaux. « Non, ma chérie. On va construire une nouvelle vie. »
J’ai trouvé un poste d’aide-ménagère chez une vieille dame du quartier des Brotteaux. Elle s’appelait Madame Dupuis, une veuve acariâtre mais généreuse à sa façon : « Vous pouvez venir avec vos filles après l’école », m’a-t-elle proposé un soir où je n’avais pas de solution de garde.
Petit à petit, j’ai repris pied. Les filles se sont fait des amies à l’école publique du quartier. J’ai économisé chaque centime pour louer un minuscule studio sous les toits. Les soirs d’hiver étaient rudes : on dormait toutes les trois dans le même lit pour se tenir chaud.
Mais le plus dur restait le regard des autres. À la sortie de l’école, certaines mères détournaient les yeux ou chuchotaient : « C’est elle qui a quitté son mari… » Même à la mairie, quand j’ai demandé une aide pour la cantine scolaire, l’employée a soupiré : « Encore une mère célibataire… »
Un jour d’automne, alors que je rentrais du travail sous une pluie battante, j’ai croisé mon frère Thomas sur le marché de la Croix-Rousse. Il m’a regardée comme si j’étais une étrangère : « Tu pourrais au moins donner des nouvelles à maman… Elle s’inquiète pour toi. »
Je n’ai pas su quoi répondre. Comment expliquer ce que c’est que d’avoir peur chaque soir en rentrant chez soi ? De cacher ses bleus sous des manches longues même en été ? De mentir à ses propres enfants pour les protéger ?
Les années ont passé. J’ai réussi à passer un concours d’ATSEM et j’ai trouvé un poste dans une école maternelle à Villeurbanne. Nous avons déménagé dans un deux-pièces lumineux avec vue sur les toits de la ville. Les filles ont grandi, elles sont devenues fortes et indépendantes.
Mais parfois, la nuit, quand tout est silencieux et que je repense à cette nuit-là, je me demande si j’ai fait le bon choix. Si j’ai eu raison d’imposer cette vie difficile à mes enfants pour leur offrir la liberté et la sécurité.
Aujourd’hui encore, je croise des femmes au regard éteint dans le métro ou au supermarché du coin. Je me demande si elles trouveront le courage de partir comme moi.
Est-ce que toutes les femmes ont cette force en elles ? Ou bien suis-je une exception ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?