Cinq ans plus tard : Le cri silencieux d’une mère
— Tu ne comprends donc rien, Alexandra ! Ce n’est pas un jouet, c’est ton fils !
La voix de ma mère résonne encore dans le couloir glacé de l’hôpital Necker. Je serre la poignée de la porte, mes ongles s’enfonçant dans ma paume. Cinq ans. Cinq ans que j’ai laissé Paul, mon petit garçon, à mes parents à Lyon, persuadée que Paris et la Sorbonne étaient plus importants que les bras d’un enfant. Cinq ans que je me suis convaincue que je faisais ça pour lui, pour nous.
Mais ce soir, tout s’effondre. Paul est allongé derrière cette porte, branché à des machines qui clignotent comme des lucioles en détresse. Un chauffard a percuté la voiture de mon père sur le périphérique. Mon père s’en sort avec quelques côtes cassées, ma mère avec une entorse… mais Paul…
Je me revois, il y a cinq ans, dans la cuisine familiale. Ma mère préparait son fameux gratin dauphinois, mon père lisait Le Monde. Moi, je tournais en rond, une lettre d’admission froissée dans la main.
— Maman, Papa… Je pars à Paris. Je ne peux pas rester ici. J’ai besoin de vivre, d’apprendre…
Ma mère avait posé sa cuillère, les yeux embués.
— Et Paul ?
J’avais baissé les yeux. Je n’avais que dix-neuf ans. Comment aurais-je pu être mère ?
— Vous… vous pourriez vous en occuper ? Juste le temps de mes études…
Mon père avait soupiré, résigné. Ma mère avait hoché la tête, mais dans son regard, j’avais vu une fissure.
À Paris, j’ai tout fait pour oublier ce vide. Les amphis bondés, les soirées sur les quais de Seine, les discussions passionnées sur Sartre et Camus… Mais chaque dimanche soir, quand je raccrochais après avoir entendu la voix de Paul au téléphone — « Maman, tu reviens quand ? » — une part de moi se brisait.
Je me suis persuadée que je faisais le bon choix. Que je construisais un avenir pour nous deux. Mais la vérité, c’est que j’avais peur. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de sacrifier ma jeunesse.
Et puis ce coup de fil. Ma mère en larmes : « Alexandra… il faut que tu viennes… »
Dans la salle d’attente, mon père me lance un regard dur.
— Tu n’étais jamais là. Tu ne sais même pas quelle est sa couleur préférée.
Je ravale mes larmes. Il a raison. Je ne sais rien. J’ai raté ses premiers pas, ses premiers mots. Je n’ai pas vu ses cauchemars ni ses fous rires.
La porte s’ouvre enfin. Un médecin s’avance.
— Il est stable. Mais il va falloir du temps…
Je m’effondre sur une chaise. Ma mère s’approche et pose une main sur mon épaule.
— Tu sais, il t’attendait tous les soirs devant la fenêtre…
Je ferme les yeux. Je revois Paul, son visage collé à la vitre du salon lyonnais, guettant une silhouette qui ne venait jamais.
Les jours passent à l’hôpital. Je dors sur une chaise pliante, je caresse sa main minuscule sous les pansements. Parfois il ouvre les yeux et murmure :
— Maman… tu restes ?
Je hoche la tête en retenant mes sanglots.
Un soir, alors que je m’endors sur son lit, ma mère entre discrètement.
— Tu sais, Alexandra… On ne t’en veut pas vraiment. On voulait juste que tu comprennes qu’on ne remplace jamais une mère.
Je me redresse, la gorge serrée.
— J’ai eu peur… Peur de tout gâcher.
Elle sourit tristement.
— On gâche toujours quelque chose. Mais il n’est jamais trop tard pour aimer.
Quand Paul sort enfin de l’hôpital, il ne veut plus me lâcher la main. Je décide de rester à Lyon. J’abandonne Paris et ses promesses dorées pour des matins gris où je prépare des tartines au chocolat et où j’apprends à aimer sans condition.
Mais parfois, la nuit, je me demande : est-ce que Paul pourra me pardonner ? Est-ce qu’on peut réparer cinq ans d’absence avec une vie entière d’amour ? Ou bien certaines blessures ne guérissent-elles jamais ?