Cinq ans d’ombre et de lumière : Mon combat silencieux auprès de la mère de mon amie

— Tu restes encore ce soir, Élodie ?

La voix de Claire résonne dans le couloir, tremblante, presque coupable. Je serre la poignée de la porte de la chambre de sa mère, Madame Lefèvre, allongée là, fragile silhouette sous les draps. Cinq ans déjà que je viens ici chaque jour, que je prépare ses repas, que je l’aide à se lever, que je lui lis les journaux quand elle n’a plus la force de tenir ses lunettes. Cinq ans que je mets ma vie entre parenthèses pour honorer une promesse faite à Claire un soir d’hiver, alors qu’elle partait travailler à Lyon, loin de Paris.

— Oui, Claire. Je reste. Comme d’habitude.

Elle baisse les yeux. Je vois bien qu’elle ne sait plus comment me remercier, ni comment s’excuser. Au début, c’était temporaire. « Juste quelques semaines », m’avait-elle dit. Puis les semaines sont devenues des mois, les mois des années. J’ai vu les saisons défiler par la fenêtre du salon de Madame Lefèvre, j’ai vu mes propres rêves s’effacer dans le reflet du miroir de l’entrée.

Ce soir-là, alors que j’aide Madame Lefèvre à s’installer pour la nuit, elle me prend la main.

— Tu es une fille en or, Élodie. Claire a de la chance de t’avoir.

Je souris faiblement. Je ne sais plus si c’est de la chance ou un fardeau. Je pense à mon appartement vide, à mes amis qui ne m’invitent plus parce qu’ils savent que je dirai non. À mon frère qui me reproche de m’oublier pour une famille qui n’est pas la mienne.

Un soir d’automne, alors que la pluie tambourine contre les vitres, Claire rentre plus tôt que prévu. Elle me trouve assise dans la cuisine, la tête entre les mains.

— Tu vas bien ?

Je relève la tête, les yeux rougis.

— Je suis fatiguée, Claire. Je ne sais plus si je fais ça pour toi ou parce que j’ai peur de ce qui m’attend dehors.

Elle s’assoit en face de moi. Le silence s’installe, lourd.

— Tu sais… Je n’ai jamais voulu que tu sacrifies ta vie pour nous. Mais sans toi… Je ne sais pas comment je ferais.

Je sens la colère monter. Pourquoi tout repose-t-il sur moi ? Pourquoi suis-je devenue indispensable alors que je ne suis qu’une amie ?

— Et ta famille ? Tes cousins ? Personne ne peut prendre le relais ?

Claire soupire.

— Ils ont tous leurs vies… Et puis maman ne veut que toi. Elle dit que tu es la seule à lui parler avec douceur.

Je me lève brusquement.

— Mais moi aussi j’ai une vie !

Le mot claque dans l’air comme une gifle. Claire baisse la tête. Je regrette aussitôt mon emportement mais il est trop tard.

Les jours suivants sont tendus. Je fais mon devoir sans un mot de trop. Madame Lefèvre sent bien que quelque chose a changé.

— Tu sais, Élodie… Il ne faut pas t’oublier. J’ai eu une amie comme toi autrefois. Elle a tout donné pour les autres et un jour elle s’est réveillée seule.

Ses mots me hantent toute la nuit. Je repense à mes rêves d’avant : ouvrir une librairie, voyager en Bretagne, tomber amoureuse… Tout cela me semble si loin.

Un dimanche matin, mon frère Vincent débarque sans prévenir.

— Tu vas finir par t’écrouler, Élodie ! Tu n’es pas responsable du bonheur des autres !

Je lui crie dessus qu’il ne comprend rien, qu’il n’a jamais eu à s’occuper de quelqu’un d’autre que lui-même. Mais au fond, il a raison. Je me suis perdue dans cette maison qui n’est pas la mienne.

Un soir, alors que Claire et moi rangeons la vaisselle en silence, elle pose sa main sur mon bras.

— Si tu veux arrêter… Je comprendrais. Vraiment.

Je sens mes yeux se remplir de larmes.

— Mais si j’arrête… Qui prendra soin d’elle ?

Claire ne répond pas tout de suite.

— Peut-être qu’on trouvera une solution ensemble. Une aide à domicile… Ou une maison médicalisée…

Je secoue la tête. Madame Lefèvre a toujours dit qu’elle voulait finir ses jours chez elle. Mais à quel prix ?

Les semaines passent et l’idée fait son chemin dans mon esprit. Un matin, alors que j’aide Madame Lefèvre à s’habiller, elle me regarde droit dans les yeux.

— Il est temps que tu penses à toi, ma petite Élodie. Tu m’as assez donné.

Je fonds en larmes dans ses bras fragiles. Ce jour-là, Claire et moi prenons rendez-vous avec une assistante sociale. Ce n’est pas facile ; il y a des listes d’attente interminables, des dossiers à remplir, des choix douloureux à faire.

Mais peu à peu, je retrouve un peu d’air. Je recommence à sortir le soir, à voir mes amis, à rêver timidement à autre chose qu’à cette routine étouffante.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai bien fait. Si j’aurais dû continuer par loyauté ou si j’ai eu raison de penser enfin à moi-même.

Est-ce égoïste de vouloir vivre sa propre vie ? Ou faut-il toujours se sacrifier pour ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?