Bulle de Liberté : Une Nuit, Une Baignoire, et Nos Rêves sur le Bitume
— Tu ne vas quand même pas faire ça, Camille ? s’écria Chloé, les yeux écarquillés, alors que je traînais la vieille baignoire en fonte sur le trottoir de la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Il était presque minuit, Paris bruissait encore des derniers éclats de la journée, mais pour moi, tout était silence à l’intérieur. Je sentais le poids du regard de ma mère, même à travers les murs de notre appartement haussmannien.
— Pourquoi pas ? ai-je répliqué en haussant les épaules, tentant de masquer le tremblement dans ma voix. On n’a qu’une vie, non ?
Chloé a ri nerveusement, puis a jeté un regard vers Hugo et Malik qui arrivaient avec des seaux d’eau chaude et un énorme flacon de savon moussant. La baignoire était lourde, cabossée, héritée de mon grand-père. Elle avait vu défiler des générations de bains, de disputes et de réconciliations. Ce soir, elle serait le théâtre de notre révolte douce.
— Camille, si ta mère apprend ça…
J’ai coupé Chloé d’un geste. Ma mère… Toujours à surveiller, à juger. Depuis la mort de papa il y a deux ans, elle s’était refermée sur moi comme une prison. Plus de sorties après 22h, plus de fêtes improvisées, plus de rires trop forts. « Il faut être raisonnable », répétait-elle sans cesse. Mais ce soir, je voulais respirer.
Nous avons installé la baignoire au beau milieu du trottoir. Quelques passants nous ont lancé des regards interloqués ; un couple a ri en nous filmant discrètement. Hugo a versé l’eau fumante, Malik a ajouté le savon. En quelques minutes, une montagne de bulles s’est formée, flottant dans l’air tiède de juin.
— Allez, on y va ! ai-je crié en retirant mon jean pour ne garder que mon t-shirt et mon short. Chloé a hésité une seconde puis m’a suivie. Hugo et Malik ont sauté à leur tour. L’eau était brûlante, les bulles nous chatouillaient le visage. Nous avons éclaté de rire.
— On est fous ! s’est exclamée Chloé.
— Non, on est vivants ! a répondu Malik.
J’ai fermé les yeux un instant. J’ai pensé à papa, à ses histoires d’enfance dans le quartier, à ses conseils : « N’aie jamais peur d’être différente, Camille. » Mais depuis qu’il était parti, j’avais l’impression d’étouffer sous le poids des attentes familiales. Ma mère voulait que je sois parfaite : bonne élève en prépa littéraire, polie avec les voisins, discrète dans mes amitiés — surtout avec Hugo et Malik que ma mère trouvait « trop exubérants ».
Soudain, une fenêtre s’est ouverte au-dessus de nous. J’ai reconnu la silhouette raide de ma mère.
— Camille ! Descends tout de suite ! Tu te rends compte du scandale ?
Le silence est tombé sur la rue. Mes amis m’ont regardée avec inquiétude. J’ai senti la colère monter en moi.
— Non maman ! ai-je crié sans réfléchir. Pour une fois, laisse-moi vivre !
Sa bouche s’est ouverte puis refermée. Elle est restée là quelques secondes avant de claquer la fenêtre.
J’ai senti mes mains trembler sous la mousse. Chloé m’a serrée contre elle.
— Tu as été courageuse.
Mais je n’étais pas sûre d’être courageuse. J’avais juste peur d’être engloutie par la tristesse et la routine. Peur de finir comme maman : seule dans son appartement à ressasser les regrets.
Les minutes ont passé. Des voisins sont descendus, certains pour râler (« Vous n’avez pas honte ? »), d’autres pour sourire (« Ça fait du bien de voir des jeunes s’amuser »). Un petit garçon a même demandé s’il pouvait plonger ses mains dans la mousse.
Hugo a sorti son portable et a lancé une playlist : Edith Piaf puis Stromae. Nous avons chanté à tue-tête, oubliant le monde autour. Pour un instant suspendu, j’ai cru que tout était possible.
Mais au fond de moi, une angoisse persistait : demain matin, il faudrait affronter maman. Expliquer pourquoi j’avais eu besoin de cette folie douce. Lui dire que je n’étais pas elle — que j’avais besoin d’air, d’amis, d’imprévu.
Vers deux heures du matin, nous avons vidé la baignoire et nettoyé le trottoir sous les regards complices ou désapprobateurs des riverains. Je suis remontée chez moi sur la pointe des pieds. Ma mère m’attendait dans le salon.
— Tu veux me décevoir ?
Sa voix était lasse plus que dure. J’ai senti mes yeux se remplir de larmes.
— Non maman… Je veux juste exister à ma façon.
Elle a soupiré longuement puis m’a prise dans ses bras pour la première fois depuis des mois.
— J’ai peur pour toi…
— Moi aussi j’ai peur… Mais ce soir j’ai été heureuse.
Le lendemain matin, la vidéo de notre baignoire avait fait le tour des réseaux sociaux. Certains nous traitaient d’irresponsables ; d’autres nous envoyaient des messages d’encouragements.
Je me demande encore : faut-il vraiment choisir entre plaire à sa famille et s’écouter soi-même ? Est-ce qu’on peut être libre sans blesser ceux qu’on aime ? Qu’en pensez-vous ?