Briser les chaînes : Mon combat pour exister face à l’indifférence de Julien
« Tu rentres encore tard ? » La voix de Julien résonne dans le salon, mêlée à celle du journal télévisé. Je pose mon sac sur la chaise, mes épaules lourdes d’une journée passée à courir entre la crèche de Léa, mon travail à la mairie, et les courses. Il ne lève même pas les yeux de son écran. Je sens la colère monter, cette boule familière qui me serre la gorge depuis des mois.
« J’ai eu une réunion qui a débordé, Julien. Et puis il fallait récupérer Léa… »
Il hausse les épaules, avale une gorgée de bière. « Tu sais bien que je suis crevé aussi. »
Crevé ? Il a passé la journée à jouer à la console, je le sais. Sa mère m’a encore appelée ce matin : « Camille, tu sais si Julien cherche du travail ? Il ne répond pas à mes messages… » J’ai menti, comme d’habitude. J’ai dit qu’il avait un entretien bientôt. Mais la vérité, c’est qu’il ne cherche rien. Il attend que la vie passe, pendant que moi je m’épuise.
Je m’appelle Camille, j’ai trente-deux ans. Je vis à Nantes avec Julien depuis cinq ans. Au début, il était drôle, rêveur, un peu paumé mais attachant. On s’est rencontrés à la fac, on parlait des heures de littérature et de politique. Puis Léa est arrivée. Et tout a changé.
Je me souviens du jour où j’ai compris que j’étais seule. C’était un samedi matin. Léa pleurait dans sa chambre, j’avais une migraine atroce et Julien dormait encore. Je l’ai secoué :
« Tu peux t’occuper d’elle ? Juste une fois ? »
Il a grogné : « C’est ton tour. »
Mon tour… Comme si être mère était un service qu’on se rendait.
Depuis ce jour-là, j’ai commencé à compter : le nombre de lessives faites, de repas préparés, de nuits blanches passées à bercer Léa pendant que Julien ronflait dans le salon. J’ai compté les fois où il m’a dit merci : zéro.
Ma mère me répète : « Tu dois lui parler, Camille. Il faut qu’il comprenne que tu n’es pas sa mère à lui aussi ! » Mais chaque discussion finit en dispute. Julien se braque, me reproche d’être trop exigeante. « Tu veux quoi ? Que je sois parfait ? »
Non. Je veux juste qu’il soit adulte.
Un soir de novembre, tout a explosé. J’étais rentrée tard du travail, Léa avait de la fièvre. Julien jouait encore à FIFA avec son ami Thomas. Je lui ai demandé de m’aider à donner le bain à Léa.
Il a soufflé fort : « Tu vois pas que je suis occupé ? »
J’ai craqué. J’ai crié, pleuré, vidé tout ce que j’avais sur le cœur :
« Tu ne fais rien ! Tu ne cherches pas de travail ! Tu ne t’occupes jamais de ta fille ! Je suis fatiguée, Julien ! »
Thomas s’est éclipsé en silence. Julien m’a regardée comme si j’étais folle.
Le lendemain, il a disparu toute la journée. Pas un message. J’ai appelé sa mère, ses amis… Personne ne savait où il était. J’ai eu peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. Puis il est rentré vers minuit, ivre.
« T’es contente ? T’as gagné ! »
J’ai compris ce soir-là que je devais choisir : continuer à m’effacer ou me battre pour moi-même.
J’ai pris rendez-vous avec une psychologue du quartier. Elle s’appelait Madame Lefèvre, une femme douce au regard perçant.
« Pourquoi restez-vous avec lui ? » m’a-t-elle demandé lors de notre première séance.
Je n’ai pas su répondre tout de suite. Par peur d’être seule ? Pour Léa ? Par honte d’échouer là où tant d’autres femmes semblaient réussir ?
Les semaines ont passé. J’ai commencé à parler à mes amies, à ma sœur Marion qui vit à Rennes.
« Viens passer un week-end ici », m’a-t-elle proposé. « Prends du recul. »
J’y suis allée avec Léa. Chez Marion, j’ai retrouvé le goût du silence apaisant, des repas partagés sans tension. Ma sœur m’a serrée fort :
« Tu n’es pas obligée de tout porter toute seule, tu sais… »
De retour à Nantes, j’ai pris une décision : poser des limites.
Un soir, j’ai dit à Julien : « À partir d’aujourd’hui, tu t’occupes du dîner deux fois par semaine et tu vas chercher Léa à la crèche le mercredi. Sinon… »
Il a ri jaune : « Sinon quoi ? Tu vas me quitter ? »
J’ai soutenu son regard : « Oui. »
Il n’a pas pris ça au sérieux au début. Mais j’ai tenu bon. Les disputes ont redoublé d’intensité. Il m’a accusée d’être égoïste, de vouloir détruire notre famille.
Un soir, il a claqué la porte et n’est pas rentré pendant trois jours.
J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps devant Léa qui me tendait ses petits bras.
Puis j’ai appelé un avocat pour me renseigner sur mes droits.
Quand Julien est revenu, il a trouvé mes valises prêtes dans l’entrée.
« Tu fais quoi là ? »
« Je pars chez Marion avec Léa pour quelques temps. J’ai besoin de réfléchir… et toi aussi. »
Il a supplié, pleuré à son tour. Mais je n’avais plus peur.
Chez Marion, j’ai commencé une nouvelle vie. J’ai trouvé un poste dans une mairie voisine, inscrit Léa à l’école du quartier.
Julien a tenté de revenir dans ma vie plusieurs fois : messages enflammés, promesses de changer… Mais je savais que c’était à moi de choisir mon bonheur désormais.
Aujourd’hui, cela fait six mois que je vis sans lui. Ce n’est pas facile tous les jours : les fins de mois sont compliquées, Léa demande souvent après son père… Mais je me sens libre pour la première fois depuis des années.
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre dans l’ombre d’un compagnon qui refuse de grandir ? Pourquoi accepte-t-on si longtemps l’injustice par peur du vide ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?