Baka, pardonne-moi de t’avoir oubliée

— Tu sais que ta grand-mère n’a pas mangé depuis trois jours ?

La voix de Madame Lefèvre, ma voisine, résonne encore dans ma tête. J’étais devant la boulangerie, les bras chargés de courses, le téléphone collé à l’oreille, en train de régler un problème au bureau. J’ai d’abord cru à une exagération, puis j’ai vu dans ses yeux une inquiétude sincère. Mon cœur s’est serré. J’ai bredouillé un « merci » avant de courir jusqu’à la maison de ma grand-mère, à deux rues de là, dans notre petit village de l’Yonne.

En poussant la porte, une odeur de renfermé m’a frappée. La télévision grésillait, diffusant un vieux feuilleton. Ma grand-mère, Madeleine, était assise dans son fauteuil, le regard perdu dans le vide. Elle n’a même pas tourné la tête en entendant mes pas.

— Baka, tu m’entends ?

Elle a cligné des yeux, comme si elle sortait d’un rêve. Je me suis agenouillée devant elle, cherchant son regard.

— Tu as mangé aujourd’hui ?

Un silence. Puis elle a haussé les épaules, minuscule sous son gilet tricoté.

— Je ne sais plus…

La honte m’a envahie. Comment avais-je pu la laisser ainsi ? Depuis la mort de mon grand-père, il y a deux ans, je m’étais promis de veiller sur elle. Mais entre mon travail à la mairie, mes deux enfants turbulents et les disputes incessantes avec mon frère Julien, j’avais laissé le temps filer. Je passais en coup de vent, déposais des plats préparés, mais je n’avais pas vu sa solitude grandir.

J’ai ouvert le frigo : presque vide. Un yaourt périmé, un morceau de fromage durci, quelques pommes ratatinées. J’ai préparé des œufs brouillés, que j’ai déposés devant elle. Elle a mangé lentement, sans un mot, les yeux humides.

Le soir, j’ai appelé Julien. Il a soupiré en décrochant.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Tu es passé voir Mamie cette semaine ?

— J’ai du boulot, Élodie. Tu sais bien que je ne peux pas tout faire. Et puis, elle ne veut jamais rien…

— Elle ne mange plus, Julien. Elle dépérit.

Un silence gênant. Puis il a marmonné :

— C’est facile de me faire porter le chapeau. Toi non plus, tu n’es pas souvent là.

La colère est montée. On s’est renvoyé nos reproches à la figure, comme d’habitude. Depuis la succession, tout était prétexte à dispute : la maison, les souvenirs, les non-dits. Mais ce soir-là, j’ai senti que quelque chose devait changer.

J’ai décidé de rester chez ma grand-mère cette nuit-là. Je l’ai aidée à se coucher, lui ai caressé la main. Elle a murmuré :

— Tu sais, parfois, j’aimerais juste qu’on me parle…

J’ai eu envie de pleurer. Depuis combien de temps n’avions-nous pas vraiment parlé ? Pas de la pluie ou du beau temps, mais de ses peurs, de ses souvenirs, de ce vide qui la rongeait ?

Le lendemain, j’ai pris un congé. J’ai appelé Julien pour qu’il vienne. Il a râlé, mais il est venu. Nous nous sommes retrouvés tous les trois autour de la table, comme autrefois. Ma grand-mère a souri timidement.

— Vous vous souvenez quand vous vous disputiez pour la dernière part de tarte ?

Julien a esquissé un sourire. J’ai senti la tension se relâcher un peu. Nous avons parlé du passé, des étés chez elle, des promenades en forêt. Ma grand-mère s’est animée, ses yeux pétillaient à nouveau.

Mais la réalité nous a vite rattrapés. Julien voulait vendre la maison pour payer une aide à domicile. Moi, je voulais qu’on s’organise pour être plus présents. Les disputes ont repris, plus sourdes, plus douloureuses.

Un soir, alors que je rangeais la cuisine, ma grand-mère m’a prise à part.

— Ne vous déchirez pas pour moi. Je veux juste que vous soyez heureux…

Sa voix tremblait. J’ai compris que notre famille était en train de se fissurer, pas seulement à cause de l’argent ou du temps, mais parce que nous avions oublié l’essentiel : être là, vraiment là, les uns pour les autres.

J’ai proposé à Julien de venir dîner une fois par semaine chez elle. Il a accepté à contrecœur. Petit à petit, la routine s’est installée. Les enfants ont retrouvé le chemin de la maison de leur arrière-grand-mère. Les rires sont revenus, timidement d’abord, puis plus francs.

Mais la culpabilité ne me quitte pas. Je repense à ces jours où elle était seule, à attendre un signe, un mot. Je me demande combien de personnes âgées, dans nos villages, vivent ce même abandon silencieux. On court tous après le temps, on se perd dans nos querelles, et on oublie ceux qui nous ont tout donné.

Aujourd’hui, ma grand-mère va mieux. Mais je sais que rien n’est acquis. La vieillesse isole, la famille se délite si on ne lutte pas chaque jour pour la préserver.

Parfois, je me demande : combien de temps faudra-t-il encore pour que l’on comprenne que l’amour ne se mesure pas en visites rapides ou en plats déposés sur une table ? Et vous, avez-vous déjà eu peur d’oublier ceux qui comptent le plus ?