Au bord de l’épuisement : Le combat pour la dignité de ma mère

— Tu veux donc l’abandonner, c’est ça ?

La voix de ma sœur, Claire, résonne encore dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 2h du matin, et je n’ai pas dormi plus de trois heures d’affilée depuis des semaines. Ma mère, Madeleine, gémit dans la chambre d’à côté. Elle ne sait plus où elle est, ni qui je suis. Parfois, elle m’appelle « Papa », parfois « Monsieur ». Je me lève, je vais la border, je lui murmure des mots doux. Mais ce soir, je n’en peux plus.

— Claire, tu ne comprends pas, je suis à bout…

Elle me coupe :

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Je travaille, j’ai mes enfants ! Tu es célibataire, tu peux bien t’en occuper.

Je ravale mes larmes. Depuis la mort de Papa, il y a trois ans, tout est retombé sur moi. Claire vit à Lyon, Paul, notre frère aîné, ne vient que pour les fêtes. Moi, Julien, le fils du milieu, je suis resté à Tours, à dix minutes de chez Maman. J’ai toujours été celui qui arrange, qui temporise. Mais là, je n’arrive plus à respirer.

Cette nuit-là, j’ai compris que je devais prendre une décision. J’ai ouvert mon ordinateur, tapé « EHPAD Tours ». Les photos défilent : couloirs propres, sourires figés, jardins vides. Je culpabilise. Est-ce trahir Maman ? Est-ce renoncer ? Je repense à ses mains qui tremblaient en me caressant les cheveux, à ses tartes aux pommes du dimanche. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais c’est encore elle.

Le lendemain, j’appelle Paul.

— Tu veux la mettre en maison de retraite ? Tu sais combien ça coûte ? Et puis, elle va dépérir là-bas.

— Paul, je n’en peux plus. Je fais tout, tout seul. Je ne dors plus, je ne travaille plus. Je suis en arrêt maladie depuis deux mois.

Silence. Puis il soupire :

— Faut qu’on en parle avec Claire. Mais tu sais, c’est toi qui es sur place…

Encore. Toujours moi. Je raccroche, vidé.

Les jours passent. Maman chute dans la salle de bain. Je la relève, je pleure en cachette. Je n’ai plus de vie. Mes amis ne m’appellent plus. Je ne sors plus. Je vis au rythme de ses cris, de ses oublis, de ses peurs. Un soir, elle me regarde, les yeux embués :

— Tu es qui, toi ?

Je m’effondre.

Un dimanche, Claire et Paul viennent enfin. On s’assoit autour de la vieille table en formica. Claire croise les bras :

— On ne peut pas continuer comme ça. Julien va craquer.

Paul hoche la tête :

— Mais comment on fait ? Les EHPAD sont hors de prix. Et puis, tu as vu les reportages à la télé ?

Je prends une grande inspiration :

— On n’a pas le choix. Je ne peux plus. Je veux juste… vivre un peu. Retrouver qui je suis.

Un silence lourd s’installe. Claire pleure. Paul regarde ses mains. On décide de visiter des établissements.

La première visite est un choc. L’odeur de désinfectant, les vieux assis en silence devant la télé. Une aide-soignante sourit :

— Ici, on fait au mieux. Mais on manque de personnel.

Je vois Maman, perdue dans ce décor. Mon cœur se serre.

On visite un autre lieu, plus petit, plus chaleureux. La directrice, Madame Lefèvre, nous accueille :

— Ici, on essaie de préserver la dignité de chacun. Mais il faut être réaliste : la maladie avance vite.

On parle des aides sociales, de l’APA, des dossiers à remplir. Tout est compliqué, lent, humiliant parfois.

Le soir, je rentre avec Maman. Elle me serre la main :

— Tu restes avec moi, hein ?

Je mens :

— Toujours, Maman.

Mais je sais que bientôt, il faudra la laisser.

Les semaines passent. On trouve une place dans le petit établissement. Le jour du départ, Maman ne comprend pas. Elle pleure, s’accroche à moi.

— Ne m’abandonne pas, Julien…

Je la serre fort. Je me hais.

Les premiers jours, je viens tous les soirs. Elle me reconnaît de moins en moins. Un jour, elle me regarde et sourit :

— Bonjour, Monsieur.

Je sors dans le couloir et je m’effondre.

Claire m’appelle :

— Tu as fait ce qu’il fallait. Tu as été courageux.

Mais je ne me sens ni courageux ni digne. Juste vidé.

Aujourd’hui, Maman ne parle presque plus. Je viens lui tenir la main. Parfois, elle sourit. Parfois, elle pleure sans raison.

Je me demande : jusqu’où va notre devoir envers ceux qu’on aime ? À quel moment a-t-on le droit de penser à soi sans être un monstre ? Est-ce que d’autres vivent ce déchirement ? Dites-moi…