Après la tempête : Recommencer à quarante-huit ans dans un village inconnu
— Tu n’as plus rien à faire ici, Claire. Papa est parti, cette maison est à nous.
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je serre la poignée de ma valise, les larmes brouillant ma vue. Je n’arrive pas à croire que tout se termine ainsi, sur le seuil de cette maison où j’ai tant ri, tant pleuré, tant aimé. Je regarde une dernière fois le jardin, les rosiers que j’ai plantés avec Jean-Luc, mon mari, disparu il y a à peine trois semaines. Je voudrais crier, supplier, mais je sens que tout est déjà perdu.
Camille et son frère Julien ne me laissent même pas le temps de dire au revoir à la chambre conjugale. Ils me poussent dehors avec une froideur qui me glace le sang. Je n’étais pour eux qu’une étrangère, une pièce rapportée, malgré les années passées à essayer de les aimer comme mes propres enfants. La porte claque derrière moi. Je suis seule.
Je monte dans ma vieille Clio, le cœur en miettes. Où aller ? Ma famille est loin, mes amis sont ceux de Jean-Luc, et je n’ose pas leur demander asile. J’ouvre le GPS au hasard et tape « chambres d’hôtes ». Un nom apparaît : « Les Glycines », à Saint-Martin-sur-Lac. Je démarre sans réfléchir.
La route serpente entre les champs de blé et les forêts sombres. Il pleut. J’ai l’impression que le ciel pleure avec moi. Arrivée devant la maison d’hôtes, je suis accueillie par une femme d’une soixantaine d’années, Élise. Elle me regarde longuement avant de me sourire doucement.
— Vous avez l’air fatiguée… Entrez donc, je vais vous préparer une tisane.
Je m’effondre sur une chaise dans la cuisine chaleureuse d’Élise. L’odeur du pain frais me rappelle les dimanches matin avec Jean-Luc. Je fonds en larmes. Élise ne pose pas de questions. Elle pose simplement sa main sur la mienne.
Les premiers jours sont un brouillard. Je dors mal, je mange peu. Élise veille sur moi comme une mère silencieuse. Un matin, elle me propose d’aller au marché du village avec elle.
— Ça vous changera les idées. Et puis, ici, tout le monde se connaît… ou presque !
Au marché, je découvre un autre monde : des visages ouverts, des voix qui chantent l’accent du Sud-Ouest, des étals colorés. Élise me présente à Paul, le boulanger ; à Marie-France, qui tient l’épicerie ; à Gérard, le facteur qui connaît toutes les histoires du village.
Peu à peu, je sors de ma coquille. Un jour, Élise me propose de l’aider à préparer des confitures pour la fête du village.
— Tu verras, ça te fera du bien de t’occuper les mains… et le cœur !
Nous rions en épluchant des kilos d’abricots. Pour la première fois depuis des semaines, je sens une chaleur familière m’envahir.
Mais le passé me rattrape vite. Un soir, alors que je rentre d’une promenade au bord du lac, je trouve une lettre glissée sous ma porte : « Tu n’es pas d’ici. Tu ferais mieux de partir. »
Mon sang se glace. Qui peut m’en vouloir ? Je montre la lettre à Élise qui hausse les épaules :
— Ne fais pas attention… Il y a toujours des gens pour juger sans savoir.
Mais la peur s’installe en moi. Je commence à éviter certains regards au village. Un matin, je croise Madame Dupuis, la doyenne du village, qui me lance :
— On dit que tu as volé l’héritage des enfants de ton mari…
Je sens la colère monter en moi.
— Ce n’est pas vrai ! Ils m’ont tout pris… Je n’ai plus rien !
Elle détourne les yeux sans répondre.
Je me sens piégée entre deux mondes : celui que j’ai perdu et celui qui ne veut pas de moi. Mais Élise ne me laisse pas sombrer.
— Tu dois te battre pour toi-même maintenant, Claire. Tu as le droit d’exister.
Un soir d’été, lors de la fête du village, Élise m’encourage à participer au concours de tartes aux fruits. J’hésite puis j’accepte. Toute la nuit, je prépare une tarte aux mirabelles selon la recette de ma grand-mère.
Le lendemain, devant tout le village réuni sur la place centrale, j’attends mon tour le cœur battant. Paul goûte ma tarte et s’exclame :
— C’est un délice ! On dirait celle que faisait ma mère !
Les applaudissements fusent. Pour la première fois depuis longtemps, je sens que j’ai ma place ici.
Peu à peu, les regards changent. Marie-France m’invite à son club de lecture ; Gérard me propose de l’aider à distribuer le courrier ; même Madame Dupuis finit par m’offrir un pot de confiture maison.
Un matin d’automne, Camille m’appelle pour la première fois depuis des mois.
— Claire… Je voulais te dire que… je suis désolée pour tout ce qui s’est passé.
Sa voix tremble. Je sens mes propres larmes monter.
— J’espère que tu trouveras le bonheur… ailleurs.
Je raccroche en silence. Je ne sais pas si je pourrai lui pardonner un jour. Mais je sens que quelque chose s’est apaisé en moi.
Aujourd’hui, cela fait un an que j’ai posé mes valises à Saint-Martin-sur-Lac. J’ai trouvé un petit appartement au-dessus de l’épicerie et un travail à mi-temps chez Paul le boulanger. J’ai même adopté un chat errant qui s’appelle Biscotte.
Parfois, le passé me hante encore. Mais ici, j’ai appris qu’on peut renaître après avoir tout perdu.
Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu l’impression d’être rejeté par ceux que vous aimiez ? Comment avez-vous trouvé la force de recommencer ?