Annule tes projets, ou ne t’appelle plus une bonne grand-mère

« Hélène, s’il te plaît, on n’a plus personne d’autre… » La voix de mon fils Julien tremblait au téléphone, et j’ai senti mon cœur se serrer. Il était presque minuit, la pluie battait contre les volets de mon petit appartement à Nantes, et j’avais déjà enfilé mon pyjama. Mais comment refuser à son propre fils ?

Je me suis levée, le téléphone encore à l’oreille. « Qu’est-ce qui se passe ? Camille va bien ? »

Un silence. Puis : « Non, maman… Elle craque. Avec ses parents, sa sœur, le bébé qui ne dort pas… On n’a plus d’espace, plus d’intimité. J’ai peur qu’elle fasse une bêtise. »

J’ai fermé les yeux. Depuis deux ans, Julien et Camille vivaient chez les parents de Camille, dans un F3 exigu à Rezé. Ils n’avaient pas trouvé mieux avec leurs petits salaires. Je savais que la mère de Camille était instable, que la sœur, Pauline, ramenait chaque semaine un nouveau copain bruyant. Et maintenant, avec la petite Lucie qui venait d’avoir un an, la tension était à son comble.

« Tu veux que je vienne ? » ai-je murmuré.

« Oui… Ou que tu prennes Lucie quelques jours. Juste pour qu’on respire. »

J’ai regardé le calendrier sur le frigo : j’avais prévu un week-end à La Baule avec mes amies du club de lecture. Mon premier vrai moment pour moi depuis des mois. Mais la voix de Julien résonnait encore dans ma tête.

Le lendemain matin, j’étais devant leur immeuble grisâtre, un sac de jouets sous le bras. Camille m’a ouvert la porte, les yeux cernés, les cheveux en bataille. « Merci d’être venue… » a-t-elle soufflé avant de fondre en larmes.

Dans le salon, la mère de Camille râlait contre la télévision trop forte, Pauline téléphonait en criant à son copain, et Lucie hurlait dans son parc. J’ai pris la petite dans mes bras et j’ai senti son petit corps tendu contre moi.

« Tu veux sortir un peu ? » ai-je proposé à Camille.

Elle a secoué la tête : « Je ne peux pas laisser Julien seul avec ma mère… Elle va encore lui faire des reproches. »

J’ai compris alors que ce n’était pas seulement une question d’espace ou d’argent. C’était une question de dignité, de survie psychologique.

Le soir même, j’ai appelé mon amie Françoise : « Je ne viendrai pas ce week-end… Non, ce n’est pas grave. Ma famille a besoin de moi. »

Mais au fond de moi, je sentais monter une colère sourde. Pourquoi tout devait-il toujours reposer sur moi ? Pourquoi étais-je la seule à faire des sacrifices ?

Les jours suivants ont été un tourbillon : je gardais Lucie pendant que Julien et Camille cherchaient désespérément un studio en location. Mais avec un seul CDI et des fiches de paie trop maigres, les agences leur riaient au nez.

Un soir, alors que je berçais Lucie dans ma cuisine, Julien est arrivé en larmes : « Maman, je n’en peux plus… Je me sens inutile. J’ai honte de te demander autant… »

Je l’ai serré contre moi : « Tu n’as pas à avoir honte. Mais il faut qu’on trouve une solution ensemble. »

Camille, elle, s’est refermée comme une huître. Un matin, elle a explosé : « Ta mère est gentille mais ce n’est pas SA fille ! C’est moi la mère ! »

J’ai encaissé sans rien dire. Je savais qu’elle souffrait plus que moi.

Un dimanche, toute la famille s’est retrouvée chez moi pour un déjeuner censé apaiser les tensions. Mais très vite, les reproches ont fusé :

« Tu fais tout pour Julien mais tu oublies que Camille a aussi une famille ! » a lancé la mère de Camille.

« Et vous ? Vous croyez que c’est facile pour nous ? » a répliqué Julien.

Lucie s’est mise à pleurer. J’ai claqué la porte de la cuisine pour cacher mes larmes.

Ce soir-là, j’ai écrit dans mon journal : « Où est la limite entre aider et s’oublier ? Est-ce que je suis une bonne mère si je sacrifie tout ? Ou est-ce que je deviens complice d’un système qui broie les jeunes familles ? »

Quelques semaines plus tard, Julien et Camille ont enfin trouvé un petit deux-pièces à Saint-Herblain grâce à un ami d’enfance qui leur a fait confiance sans garant. Le jour du déménagement, ils m’ont serrée fort dans leurs bras.

Mais depuis, quelque chose s’est brisé entre nous. Je sens que Camille me tient à distance, comme si elle avait honte d’avoir eu besoin de moi. Julien m’appelle moins souvent.

Parfois je me demande : ai-je bien fait d’annuler mes projets pour eux ? Ou aurais-je dû poser mes limites plus tôt ? Est-ce vraiment ça, être une bonne grand-mère en France aujourd’hui ? Qu’en pensez-vous ?