Adieu à ma seconde mère : un dernier merci à Madeleine
— Tu ne vas pas sortir comme ça, Camille !
La voix de Madeleine résonne encore dans ma tête, ferme mais pleine de tendresse. Je me revois, il y a dix ans, débarquant à Paris avec ma valise cabossée et mes rêves trop grands pour mon petit appartement du 18ème. Ma mère venait de mourir d’un cancer fulgurant. Je n’avais que vingt ans et plus aucun repère. C’est Madeleine, la voisine du dessus, qui a frappé à ma porte le lendemain de mon emménagement. Elle m’a tendu une assiette de gratin dauphinois et un sourire franc :
— Ici, on ne laisse pas les jeunes filles manger seules.
Au début, j’ai résisté. J’avais peur de m’attacher, peur de souffrir encore. Mais Madeleine avait ce don pour forcer les portes sans jamais les enfoncer. Elle me parlait de son enfance à Montluçon, de son mari parti trop tôt, de ses deux fils qui ne lui donnaient plus de nouvelles. Elle disait qu’on se ressemblait, toutes les deux cabossées par la vie mais debout.
Les années ont filé. J’ai trouvé un boulot dans une librairie du Marais, puis un autre dans une agence de communication. Madeleine était toujours là pour m’écouter râler contre mon patron, pour m’apprendre à faire une blanquette ou pour me prêter son écharpe en laine quand l’hiver mordait trop fort. Elle me grondait aussi :
— Tu travailles trop, Camille ! Tu vas finir comme moi, toute seule avec ton chat.
Je riais, mais au fond j’avais peur qu’elle ait raison. Parfois on se disputait. Un soir, je suis rentrée ivre d’une fête et j’ai claqué la porte. Le lendemain matin, elle m’attendait sur le palier avec un café noir et un regard sévère.
— Tu crois que ta mère serait fière de toi ?
J’ai fondu en larmes. Elle m’a serrée contre elle sans rien dire. Ce jour-là, j’ai compris que Madeleine était devenue ma seconde mère.
Mais la vie ne fait pas de cadeaux. L’an dernier, elle a commencé à oublier des choses : ses clés, le nom des rues, parfois même mon prénom. J’ai fait semblant de ne rien voir au début. Puis il y a eu cette nuit où elle a laissé le gaz ouvert. J’ai eu peur comme jamais.
— Je vieillis mal, Camille. Je ne veux pas que tu t’occupes de moi comme d’une enfant.
Mais comment faire autrement ? Je lui devais tout. J’ai pris sur moi : les rendez-vous chez le médecin, les courses, les papiers administratifs. Parfois elle me repoussait violemment :
— Laisse-moi tranquille ! Je ne suis pas ta mère !
Ces mots m’ont transpercée. J’ai claqué la porte à mon tour. Deux jours sans nouvelles. Puis un coup de fil des pompiers : Madeleine avait chuté dans l’escalier.
À l’hôpital Lariboisière, elle était si petite dans ce grand lit blanc. Elle m’a prise par la main :
— Pardon… Je voulais pas te faire de mal.
J’ai pleuré tout ce que je pouvais. Elle est partie quelques semaines plus tard, un matin d’avril où Paris sentait la pluie et les lilas.
Aujourd’hui je me tiens devant son cercueil au cimetière de Montmartre. Il y a peu de monde : quelques voisines, une infirmière du quartier… Pas ses fils. Je serre dans ma poche la lettre qu’elle m’a laissée : « Merci d’avoir été ma fille quand les miennes m’ont manqué. »
Je me sens vide et pleine à la fois. Qui va me dire maintenant que je travaille trop ? Qui va m’attendre sur le palier avec un café noir ?
Je regarde le ciel gris au-dessus des tombes parisiennes et je murmure :
— Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à dire adieu à une seconde mère ? Est-ce que l’amour qu’on reçoit suffit à combler tous les manques ?
Et vous, avez-vous déjà perdu quelqu’un qui n’était pas de votre famille mais qui a changé votre vie ?