À table, ma belle-mère a juré de ne plus jamais revenir : le prix de la liberté
« Tu sais, Camille, je ne comprends pas comment vous pouvez vivre dans un endroit pareil. »
La voix de ma belle-mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de masquer le tremblement de mes doigts. Paul, mon mari, baisse les yeux sur sa tartine, évitant soigneusement le regard de sa mère. Le silence s’installe, lourd, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge et le bruit du couteau sur la porcelaine.
Je me souviens encore du jour où nous avons signé le bail de cet appartement à Montreuil. Un deux-pièces modeste, mais à nous. Après des années à vivre chez les parents de Paul, à supporter les remarques sur ma façon de cuisiner ou d’élever notre fille Lucie, j’avais cru toucher du doigt la liberté. Mais ce matin-là, autour de la table branlante, je me demande si ce rêve n’était pas trop ambitieux.
« Franchement, Camille, tu pourrais faire un effort pour le ménage. On dirait que tu travailles toute la journée ! »
Je ravale ma colère. Je travaille toute la journée, justement. Entre mon poste à la mairie et Lucie qui fait ses dents, je n’ai plus une minute à moi. Paul fait ce qu’il peut, mais il rentre tard du chantier. Pourtant, rien ne semble jamais suffisant pour sa mère.
« Maman, s’il te plaît… » tente Paul d’une voix lasse.
Elle lève les yeux au ciel. « Non mais vraiment, vous croyez que je vais revenir vous aider si c’est pour être accueillie comme ça ? »
Je sens mes joues brûler. Je voudrais lui crier que je n’ai jamais demandé son aide, que ses visites sont plus une épreuve qu’un soulagement. Mais je me tais. Par peur de blesser Paul. Par peur d’envenimer la situation.
Lucie se met à pleurer dans sa chaise haute. Je me précipite pour la prendre dans mes bras, m’accrochant à elle comme à une bouée. Ma belle-mère soupire bruyamment.
« Tu vois ? Même ta fille sent que rien ne va ici. »
Je ferme les yeux un instant. J’ai envie de fuir cette cuisine, cette tension qui me ronge depuis des mois. Mais je reste là, debout, oscillant entre colère et tristesse.
Après son départ précipité – elle a claqué la porte si fort que le miroir du couloir en a tremblé – Paul et moi sommes restés silencieux. Il a posé sa main sur la mienne.
« Je suis désolé… »
Je n’ai rien répondu. J’étais fatiguée de m’excuser pour une vie qui n’était pas celle dont j’avais rêvé mais qui était enfin la nôtre.
Les jours suivants ont été étranges. Plus de messages de sa part. Plus d’appels pour demander si Lucie avait bien mangé ou si Paul avait pensé à sortir les poubelles. Un vide s’est installé dans notre appartement, mais aussi une forme de soulagement inattendu.
Nous avons enfin pu ranger nos affaires comme nous le voulions. J’ai accroché des photos sur les murs sans craindre une remarque sur « le mauvais goût ». Paul a installé internet et la télévision câblée – un luxe pour nous – et nous avons passé notre premier samedi soir à regarder un vieux film en mangeant des pizzas sur le canapé.
Mais l’indépendance a aussi son revers. Les fins de mois sont difficiles. Les factures s’accumulent sur la table basse. Je me surprends parfois à regretter les repas préparés par ma belle-mère ou sa façon de bercer Lucie quand je n’en peux plus.
Un soir, alors que je berce Lucie dans le noir, Paul me rejoint dans la chambre.
« Tu crois qu’on a fait une erreur ? »
Je sens sa peur, sa fatigue. Je voudrais lui dire que tout ira bien, mais je n’en suis pas sûre moi-même.
« On voulait être libres… »
Il hoche la tête sans conviction.
Les semaines passent. Ma mère m’appelle souvent pour prendre des nouvelles, mais elle habite loin, à Tours. Elle ne peut pas venir nous aider au pied levé comme le faisait ma belle-mère – même si c’était toujours avec des reproches en prime.
Un matin d’avril, alors que je prépare le biberon de Lucie en silence, Paul entre dans la cuisine avec une lettre à la main.
« C’est de ma mère… »
Je sens mon cœur se serrer. Il lit à voix haute :
« Je ne viendrai plus chez vous tant que vous ne ferez pas d’efforts pour me respecter et tenir votre maison correctement. Je pensais vous aider mais visiblement je ne suis pas la bienvenue… »
Paul soupire longuement.
« Elle ne changera jamais », murmure-t-il.
Je prends sa main dans la mienne.
« Peut-être qu’il faut juste apprendre à vivre sans elle », dis-je doucement.
Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas si simple. La famille en France est un pilier, un refuge – même quand elle étouffe. Autour de moi, mes collègues parlent souvent des grands-parents qui gardent les enfants ou qui apportent des plats le dimanche soir. Nous n’aurons pas ça.
Parfois je me demande si notre désir d’indépendance n’est pas une forme d’égoïsme. Ou bien est-ce simplement le prix à payer pour exister par nous-mêmes ?
Ce soir-là, alors que Lucie s’endort enfin et que Paul s’assoupit devant un documentaire sur Arte, je regarde par la fenêtre les lumières de Montreuil qui clignotent au loin.
Ai-je eu tort de vouloir cette vie ? Est-ce qu’on peut vraiment être heureux sans l’aide – ou le poids – de sa famille ? Qu’en pensez-vous ?