« À mon âge, ai-je encore le droit d’aimer ? »
« Tu nous fais honte devant les voisins ! » La voix de Magali résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Je serre la poignée de ma vieille sacoche en cuir, debout sur le pas de la porte du salon, les joues en feu. Luc, mon fils, détourne les yeux, gêné. Il n’ose pas me regarder. Je sens leur jugement comme une chape de plomb sur mes épaules. Pourtant, il y a quelques heures à peine, j’étais légère, presque heureuse.
C’était dans ce petit café du Vieux Lyon, à l’angle de la rue Saint-Jean. J’y allais rarement depuis la mort de Paul, mon mari, il y a sept ans. Mais aujourd’hui, j’avais accepté l’invitation de Jean. Jean… Ce prénom simple qui m’a redonné le goût de vivre. Il m’attendait à une table près de la fenêtre, un sourire timide aux lèvres et des yeux d’un bleu profond, pleins de douceur et de malice. « Tu es belle, Halina », a-t-il murmuré en se levant pour m’embrasser la main. J’ai senti mes joues s’empourprer comme une jeune fille.
Nous avons parlé des heures durant. De nos vies cabossées, de nos enfants qui ne comprennent rien à nos solitudes, de nos souvenirs d’un autre temps. Il m’a raconté ses promenades sur les quais du Rhône, ses lectures, ses petits-enfants qui vivent loin. J’ai ri, j’ai pleuré aussi. J’ai oublié mon âge, mes rides, mes peurs. J’ai senti mon cœur battre fort, comme à vingt ans.
Mais le retour à la maison a été brutal. Magali m’attendait dans le salon, les bras croisés. « Où étais-tu encore ? » J’ai bafouillé quelque chose sur une amie retrouvée. Elle a haussé les sourcils : « Tu mens mal, maman. On t’a vue avec ce… ce monsieur. Tu n’as pas honte ? À ton âge ! » Luc a tenté d’intervenir : « Magali, laisse-la… » Mais elle l’a coupé net : « Non ! Papa n’est même pas froid dans sa tombe que tu te jettes dans les bras du premier venu ! »
J’ai senti les larmes monter. J’ai voulu crier que Paul me manque chaque jour, que la solitude me ronge depuis des années, que je ne fais de mal à personne en cherchant un peu de chaleur humaine. Mais aucun mot n’est sorti. Je me suis contentée de monter dans ma chambre, refermant la porte derrière moi comme on ferme un cercueil.
Les jours suivants ont été un supplice. Magali ne m’adresse plus la parole. Elle claque les portes, soupire bruyamment dès que je passe près d’elle. Luc essaie de temporiser : « Maman, tu as le droit d’être heureuse… » Mais il baisse vite les yeux devant la colère de sa sœur.
Je me sens coupable d’exister, coupable d’aimer encore alors que la société voudrait que je me contente de tricoter pour mes petits-enfants et d’attendre la mort en silence. Mais est-ce vraiment cela, vieillir ? Renoncer à tout ce qui fait battre le cœur ?
Un soir, Jean m’appelle. Sa voix tremble : « Halina… tu me manques. Viens marcher avec moi sur les quais demain ? » J’hésite. Et si quelqu’un nous voyait ? Et si Magali l’apprenait ? Mais au fond de moi brûle une envie irrépressible de vivre.
Le lendemain, je sors en cachette. Nous marchons côte à côte sous les platanes jaunis par l’automne. Jean me prend la main. « Pourquoi as-tu peur ? » Je lui raconte tout : la honte imposée par mes enfants, le regard des voisins, la solitude qui m’étouffe.
Il s’arrête et me regarde droit dans les yeux : « Halina… tu n’as rien à prouver à personne. Ta vie t’appartient encore. »
Ses mots résonnent longtemps en moi. Le soir venu, je décide d’affronter Magali. Je la trouve dans la cuisine :
— Magali… Je voudrais te parler.
Elle lève les yeux au ciel :
— Encore pour défendre ton amourette ridicule ?
Je prends une grande inspiration :
— Ce n’est pas ridicule. J’aime Jean. Et je suis fatiguée d’avoir honte d’exister.
Elle éclate :
— Tu ne penses qu’à toi ! Tu oublies papa !
Je sens ma voix trembler :
— Je n’oublie pas ton père. Il restera toujours dans mon cœur. Mais il est parti… Et moi je suis encore là.
Luc intervient timidement :
— Magali… Laisse maman vivre un peu.
Elle fond en larmes et quitte la pièce en claquant la porte.
Je reste seule avec Luc qui me serre la main :
— Tu as raison maman… Tu as le droit d’être heureuse.
Ce soir-là, je m’endors le cœur lourd mais soulagé d’avoir enfin dit ma vérité.
Depuis ce jour, rien n’est simple. Magali me parle à peine mais je sens qu’elle commence à comprendre peu à peu que je ne suis pas qu’une mère ou une veuve. Je suis aussi une femme qui a encore des rêves et des désirs.
Parfois je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’accepter que nos parents puissent aimer à nouveau ? Pourquoi la société juge-t-elle si sévèrement ceux qui osent vivre après soixante ans ? Est-ce vraiment un crime de vouloir être heureux jusqu’au bout ?