Vingt ans d’absence : le retour d’un père oublié

— Tu n’as rien à faire ici. Va-t’en !

La voix de mon fils, Paul, résonne encore dans le couloir glacé de cet immeuble HLM de Saint-Denis. Je suis planté là, tremblant, les mains moites, mon vieux sac à dos serré contre moi comme un bouclier dérisoire. Vingt ans. Vingt ans sans un mot, sans une lettre, sans même une photo. Et maintenant, je suis là, devant eux, un étranger.

Je m’appelle Gérard. J’ai cinquante-sept ans, et j’ai tout perdu : mon travail, ma dignité, ma famille. J’ai vécu sous les ponts de la Seine, dans les squats de Montreuil, j’ai connu la faim, le froid, la honte. Mais ce soir, c’est la peur qui me ronge. La peur de ne pas être pardonné.

— Paul… Je t’en supplie…

Il me regarde avec des yeux durs, ceux d’un homme qui a grandi trop vite. À côté de lui, sa sœur Camille détourne le regard. Elle serre les poings. Je devine qu’elle lutte contre les larmes ou la colère. Peut-être les deux.

— Pourquoi maintenant ? souffle-t-elle. Pourquoi après tout ce temps ?

Je n’ai pas de réponse simple. Comment expliquer l’inexplicable ? Comment dire à ses enfants qu’on a fui parce qu’on avait honte de ne plus pouvoir leur offrir un Noël décent, un goûter d’anniversaire ? Que la spirale du chômage m’a broyé, que j’ai préféré disparaître plutôt que de les voir souffrir avec moi ?

— Je… Je voulais vous protéger…

Paul éclate de rire, un rire amer.

— Nous protéger ? Tu nous as abandonnés ! Maman s’est tuée à la tâche pour qu’on ait de quoi manger ! Tu étais où quand elle est tombée malade ? Où quand j’ai failli me faire virer du lycée parce que je n’avais plus la tête à rien ?

Je baisse les yeux. Je sens le poids de leur douleur, de leur rancœur. Je voudrais leur dire que chaque nuit passée dehors, c’était une nuit à penser à eux. Que chaque fois que je croisais un père et ses enfants dans un parc, j’avais envie de hurler.

Camille s’approche timidement. Elle me scrute comme si elle cherchait une trace du père qu’elle a connu autrefois.

— Tu dors où ? demande-t-elle soudain.

Je hausse les épaules.

— Un foyer… Parfois dehors…

Un silence gênant s’installe. Paul soupire et s’éloigne vers la cuisine. Camille reste là, indécise.

— Tu veux un café ?

Je hoche la tête, incapable de parler. Elle disparaît derrière la porte battante. J’entends le bruit familier de la cafetière. Ce simple geste me bouleverse plus que tout.

Quand elle revient avec deux tasses fumantes, elle s’assoit en face de moi. Ses mains tremblent.

— Tu sais… Maman est morte il y a trois ans.

Je ferme les yeux. Une vague de chagrin me submerge. J’aurais voulu être là. Pour elle. Pour eux.

— Je suis désolé…

Camille me fixe longuement.

— On a grandi sans toi. On s’est débrouillés. Mais tu restes notre père…

Paul revient avec une assiette de biscuits qu’il pose brutalement sur la table.

— Tu crois quoi ? Qu’on va tout oublier parce que tu reviens ? Qu’on va faire comme si rien ne s’était passé ?

Je secoue la tête.

— Non… Je ne demande rien… Juste… une chance de vous connaître à nouveau…

Paul serre les dents. Il hésite puis finit par s’asseoir à son tour.

— T’as pas changé… Toujours à vouloir fuir les problèmes.

Je sens la colère monter en moi mais je l’étouffe. Il a raison. J’ai fui toute ma vie.

La soirée se poursuit dans une tension palpable. On parle peu. Les souvenirs reviennent par bribes : des vacances à La Baule, des parties de Monopoly interminables, le parfum du gâteau au chocolat que leur mère préparait le dimanche.

À minuit passé, Camille se lève.

— Tu peux dormir sur le canapé… Juste pour cette nuit.

Je murmure un merci à peine audible.

Dans l’obscurité du salon, je repense à tout ce que j’ai raté. Les anniversaires manqués, les diplômes non fêtés, les peines et les joies partagées sans moi. Je me demande si un jour ils pourront me pardonner vraiment.

Le lendemain matin, Paul part tôt pour son travail à la mairie. Camille reste avec moi autour d’un bol de café noir.

— Tu comptes rester longtemps ?

Je sens l’inquiétude dans sa voix.

— Non… Je ne veux pas vous déranger… Je vais chercher un logement social… Peut-être un petit boulot…

Elle hoche la tête sans rien dire. Puis soudain :

— Tu sais… Paul fait le dur mais il souffre aussi. Il t’attendait tous les soirs devant la fenêtre quand il était petit…

Je sens ma gorge se nouer.

Les jours passent. Je fais des démarches à la mairie pour obtenir un logement d’urgence. Paul m’aide malgré lui : il glisse mon dossier en haut de la pile sans rien dire. Camille m’accompagne à Pôle Emploi ; elle me prête une chemise pour mon entretien d’embauche comme agent d’entretien dans une école primaire.

Peu à peu, une routine s’installe. On partage des repas simples, on regarde le journal télévisé ensemble. Les silences sont moins lourds. Un soir, Paul rentre avec une boîte de pâtisseries.

— C’est pour fêter ton premier jour de boulot…

Je souris timidement. Pour la première fois depuis vingt ans, je me sens à ma place.

Mais tout n’est pas réglé pour autant. Les disputes éclatent parfois : sur l’argent, sur le passé, sur ce que j’aurais dû faire ou ne pas faire. Un soir d’orage, Paul explose :

— T’as pas le droit de revenir comme ça et de tout chambouler ! On avait trouvé notre équilibre !

Je comprends sa colère mais je refuse de partir cette fois-ci.

— Je veux juste essayer… Essayer d’être là pour vous maintenant…

Camille intervient :

— On ne pourra jamais oublier mais on peut peut-être apprendre à pardonner…

Les mois passent et notre famille se reconstruit lentement, maladroitement. Il y a des hauts et des bas mais aussi des rires retrouvés.

Aujourd’hui encore je me demande : ai-je le droit à cette seconde chance ? Peut-on vraiment réparer vingt ans d’absence ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?