Une semaine plus tard, je suis allé seul chez le notaire : Quand l’héritage devient poison
— Maman, tu m’entends ? Réponds-moi !
La voix de Claire résonnait, tremblante, alors que j’ouvrais difficilement les yeux. La lumière crue de l’ambulance me brûlait la rétine. Je sentais la sueur couler sur mon front, la chaleur de juillet étouffant même à l’intérieur du véhicule. J’avais 68 ans, et pour la première fois, je me sentais vieille. Vraiment vieille.
— Elle respire encore, murmura son mari, Thomas, penché sur moi. On arrive à l’hôpital dans cinq minutes.
Je voulais leur dire que ça allait, que ce n’était qu’un malaise passager. Mais ma gorge était sèche, mes membres lourds. Je n’étais plus maîtresse de mon corps. Je me suis laissée porter par le bruit des sirènes et les chuchotements inquiets de ma fille.
À l’hôpital de Tours, tout est allé très vite : examens, perfusions, médecins qui parlaient trop vite. Claire ne me lâchait pas la main. Mais dans ses yeux, je lisais autre chose que de la peur. Une inquiétude fébrile, presque… calculatrice ?
— Il faut qu’on prévienne le notaire, chuchota Thomas à Claire dans le couloir, pensant que je ne les entendais pas. On ne sait jamais…
Mon cœur s’est serré. Depuis la mort de mon mari, Claire était tout ce qui me restait. Nous avions eu des hauts et des bas — surtout depuis qu’elle avait épousé Thomas, un homme pressé par la vie et l’argent — mais je croyais encore à l’amour maternel.
Les jours suivants furent un défilé de soins et de visites. Claire venait chaque matin avec des fleurs, des gâteaux faits maison. Elle s’asseyait près de mon lit, me racontait les nouvelles du village : « Tu sais que la boulangerie va fermer ? Et Mme Lefèvre a encore perdu son chien… »
Mais chaque fois qu’une infirmière entrait, je voyais Claire se raidir. Elle posait des questions précises : « Combien de temps pour la convalescence ? Est-ce qu’elle pourra rentrer chez elle seule ? »
Un soir, alors que je faisais semblant de dormir, j’ai entendu Thomas au téléphone dans le couloir :
— Oui, Maître Dubois, on voudrait juste vérifier que tout est en ordre pour le testament… Non, non, elle va mieux mais on préfère anticiper.
J’ai senti une colère froide monter en moi. Était-ce pour ça qu’ils étaient si présents ? Pour surveiller mon dernier souffle ?
Le lendemain, j’ai demandé à Claire :
— Dis-moi franchement, tu t’inquiètes pour moi… ou pour ce que je vais laisser derrière moi ?
Elle a rougi violemment.
— Maman ! Comment peux-tu penser ça ? On veut juste ton bien !
Mais sa voix tremblait. J’ai compris alors que quelque chose s’était brisé entre nous.
Après une semaine d’hospitalisation, le médecin m’a autorisée à rentrer chez moi. Claire a insisté pour m’installer chez elle à Tours :
— Tu seras mieux ici, on pourra s’occuper de toi.
J’ai refusé poliment. Je voulais retrouver ma maison à Amboise, mon jardin envahi de roses sauvages et le silence apaisant de la Loire.
La première nuit chez moi fut difficile. J’ai repensé à tout : aux sacrifices faits pour Claire, aux Noëls solitaires depuis la mort de Paul, à cette peur sourde d’être un fardeau.
Le lendemain matin, j’ai pris une décision. J’ai appelé Maître Lefort, mon notaire depuis trente ans.
— Maître Lefort ? J’aimerais prendre rendez-vous pour revoir mon testament.
Il y eut un silence au bout du fil.
— Bien sûr, Madame Martin. Voulez-vous venir cette semaine ?
— Oui. Seule.
Le jour du rendez-vous, j’ai mis ma plus belle robe bleue et j’ai pris le bus pour Tours. Dans le bureau feutré du notaire, j’ai senti mes mains trembler.
— Je veux modifier mon testament. Je veux que tout aille à une association locale qui aide les personnes âgées isolées. Sauf quelques souvenirs pour Claire…
Maître Lefort m’a regardée longuement.
— Vous êtes sûre de vous ?
J’ai hoché la tête.
— Je veux que mon héritage serve à ceux qui en ont vraiment besoin. Pas à ceux qui attendent ma mort pour s’enrichir.
En sortant du cabinet, j’ai ressenti un mélange étrange de tristesse et de soulagement. J’aimais encore ma fille — comment ne pas aimer l’enfant qu’on a porté ? — mais je refusais d’être réduite à un compte en banque.
Quelques jours plus tard, Claire est venue me voir. Elle a trouvé la lettre que je lui avais laissée sur la table du salon.
« Ma chère Claire,
Je t’aime plus que tout mais je ne veux pas que l’argent vienne empoisonner ce qui nous reste. Prends soin de toi et souviens-toi : il y a des choses plus précieuses que l’héritage d’une mère. »
Elle a pleuré longtemps dans mes bras ce soir-là. Peut-être avait-elle compris. Peut-être pas.
Aujourd’hui encore, je me demande : qu’avons-nous fait de nos liens familiaux en France ? L’argent doit-il vraiment tout détruire ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?