Un silence entre père et fils : l’histoire de Paul et Julien

« Tu ne viendras pas ce week-end, c’est ça ? » Ma voix tremble, accrochée au combiné du vieux téléphone à cadran, celui qui trône dans l’entrée depuis trente ans. De l’autre côté, le silence de Julien pèse plus lourd que n’importe quelle réponse. J’entends à peine sa respiration. Il finit par lâcher, d’une voix lasse : « Non, papa. Ce n’est pas possible. »

Je raccroche sans un mot. Le carrelage froid sous mes pieds nus me rappelle que je suis seul dans cette maison trop grande, trop pleine de souvenirs. Marie, ma femme, me regarde depuis la cuisine, essuyant machinalement une assiette déjà propre. Elle ne dit rien non plus. Depuis des mois, nos conversations tournent en rond, comme si parler de Julien risquait de faire exploser ce qu’il reste de notre famille.

Julien n’a pas mis les pieds ici depuis Noël dernier. Il avait promis de venir avec son fils, Arthur, mon petit-fils que je ne connais qu’à travers quelques photos floues envoyées par texto. Mais chaque fois, il trouve une excuse : le travail, la fatigue, la distance. Je sais bien que ce ne sont que des prétextes. La vraie raison, c’est ce qui s’est passé il y a trois ans.

C’était un dimanche de juin, un de ces jours où la lumière dorée rend tout plus beau qu’en réalité. Nous étions tous réunis autour de la table du jardin : Marie, Julien, sa compagne Claire, et moi. La conversation a dérapé sur un sujet anodin – l’éducation d’Arthur. J’ai dit quelque chose de travers, une remarque sur la façon dont ils élevaient leur fils, sur ces nouvelles méthodes qui me dépassent. Julien s’est levé brusquement, les poings serrés : « Tu ne comprends rien à notre vie ! »

Depuis ce jour-là, une fissure s’est creusée entre nous. J’ai tenté d’appeler, d’écrire des lettres – jamais de réponse. Marie m’a reproché mon entêtement, mes principes d’un autre temps. « Tu pourrais faire un effort », répétait-elle en soupirant. Mais comment faire quand on a grandi avec l’idée que l’autorité d’un père ne se discute pas ?

Les mois ont passé. J’ai vu sur Facebook les photos d’anniversaires auxquels je n’étais pas invité, les vacances à la mer sans nous. Parfois, je crois entendre la voix de Julien dans la rue et mon cœur rate un battement. Mais ce n’est jamais lui.

Un soir d’automne, Marie est rentrée du marché avec des nouvelles : « Claire a dit à Sophie qu’ils déménagent à Lyon. » Je me suis senti trahi, abandonné une seconde fois. J’ai voulu appeler Julien pour lui dire tout ce que j’avais sur le cœur – mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.

La solitude est devenue ma compagne. Je me suis réfugié dans le jardin, à tailler les rosiers que Julien détestait tant enfant parce qu’ils piquaient ses doigts. Parfois, je m’assois sur le vieux banc et je parle à voix haute, comme si mon fils pouvait m’entendre : « Tu te souviens quand on allait pêcher à l’étang ? Tu riais tout le temps… »

Un matin de janvier, le téléphone a sonné. C’était Claire. Sa voix était étranglée : « Paul… Julien a eu un accident. Il… il n’a pas survécu. » Le monde s’est effondré sous mes pieds.

Aux obsèques, j’ai vu Arthur pour la première fois. Il avait les yeux de son père et tenait la main de Claire sans comprendre ce qui se passait. Je n’ai pas osé lui parler. Je me suis contenté de regarder le cercueil descendre en terre, en me répétant que tout cela était irréel.

Depuis ce jour, je vis avec le regret comme une brûlure permanente. J’aurais voulu dire à Julien que je l’aimais, que j’étais fier de lui malgré nos différences. J’aurais voulu lui demander pardon pour mes maladresses, pour mes silences trop lourds.

Marie tente de recoller les morceaux : « Il faut penser à Arthur maintenant… » Mais comment être grand-père quand on n’a pas su être père ? Claire m’évite ; je sens sa colère froide chaque fois que nos regards se croisent lors des rares visites.

Parfois, je relis les lettres jamais envoyées à Julien. J’imagine une autre vie où nous aurions pu nous comprendre, où j’aurais su mettre de côté ma fierté pour ouvrir mon cœur.

Aujourd’hui encore, chaque fois que je passe devant la chambre vide de Julien, je m’arrête sur le seuil et je murmure : « Pardon… »

Est-ce qu’on peut réparer ce qui a été brisé ? Est-ce qu’un père peut trouver le chemin du pardon – celui des autres et le sien ?