Un seul toit, quatre générations : la guerre silencieuse d’une grand-mère française
— Tu peux pas arrêter de bouger, Léa ? J’essaie de dormir !
La voix de Paul, mon petit-fils de onze ans, fend la nuit. Léa, sept ans, gigote sur le matelas posé à même le sol. Je retiens un soupir. Il est deux heures du matin. Dans cette pièce exiguë de notre HLM de Montreuil, chaque bruit résonne comme un coup de tonnerre. Je suis allongée sur le vieux canapé-lit, dos tourné à mes trois petits-enfants. Mon ventre se serre : dans quelques semaines, un quatrième viendra s’ajouter à notre promiscuité.
Je m’appelle Suzanne. J’ai soixante-huit ans. Il y a cinq ans, j’avais encore mon petit appartement à moi, mes habitudes, mes livres, mon silence. Mais la vie a basculé le jour où ma fille Claire a perdu son emploi et que son mari, Jérôme, est parti sans laisser d’adresse. Depuis, nous survivons tous ensemble dans ce deux-pièces. Claire dort dans la minuscule chambre avec la petite dernière, Manon, deux ans. Moi, j’ai hérité du salon avec les trois aînés.
Chaque matin commence par une bataille :
— Paul, laisse-moi passer !
— C’est mon tour d’aller aux toilettes !
— Mamie, il a pris mon pull !
Je tente de calmer les esprits, mais ma voix se perd dans le chaos. Je me sens inutile, dépassée. Où est passée la tendresse d’autrefois ? Où sont les rires du dimanche ?
Le soir, quand tout le monde dort enfin — ou fait semblant — je me glisse dans la cuisine pour pleurer en silence. Je pense à mon mari disparu trop tôt, à mes rêves de retraite paisible. Je pense surtout à Claire, qui s’épuise à enchaîner les petits boulots : femme de ménage le matin, caissière l’après-midi. Elle rentre tard, les traits tirés, le regard vide.
Un soir d’hiver, alors que la pluie martèle les vitres et que l’humidité s’infiltre partout, la tension explose.
— Ce n’est plus possible ! crie Claire en jetant son sac sur la table. Je n’en peux plus de cette vie !
Les enfants se figent. Paul serre les poings. Léa se met à pleurer.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? je réplique, la voix tremblante. Tu crois que j’aime dormir sur un canapé ?
Le silence tombe, lourd comme une chape de plomb. Claire s’effondre sur une chaise et éclate en sanglots. Je m’approche d’elle et pose ma main sur son épaule.
— On va s’en sortir… On va trouver une solution…
Mais au fond de moi, je n’y crois plus vraiment.
Les semaines passent. Le ventre de Claire s’arrondit. Les disputes deviennent quotidiennes : pour un jouet cassé, une place près du radiateur, un peu d’intimité dans la salle de bains. Les voisins se plaignent du bruit. La honte me ronge quand je croise leur regard dans l’ascenseur.
Un matin, alors que je prépare le café sur notre vieille plaque électrique, Paul s’approche timidement.
— Mamie… Pourquoi on vit comme ça ? Pourquoi on n’a pas une vraie maison ?
Je cherche mes mots. Comment expliquer à un enfant que la vie peut être cruelle ? Que l’État ne fait pas toujours assez ? Que les loyers sont trop chers et les aides trop faibles ?
— Parce qu’on est ensemble… et qu’on s’aime très fort. C’est ça qui compte.
Mais même moi, je sens que ces mots sonnent creux.
Un jour de printemps, une assistante sociale vient nous rendre visite. Elle regarde autour d’elle avec un air gêné.
— Madame Martin… Vous savez que ce n’est pas une situation tenable pour les enfants…
Je hoche la tête. Elle promet de faire remonter notre dossier pour un logement plus grand. Mais je n’y crois plus vraiment ; cela fait trois ans qu’on attend.
Le soir même, Paul fait une crise d’asthme. Je panique en cherchant sa Ventoline au fond d’un sac encombré de vêtements trop petits et de jouets cassés. Claire hurle sur Léa qui pleure encore plus fort. Manon se réveille en hurlant. Je me sens au bord du gouffre.
Plus tard dans la nuit, alors que tout le monde dort enfin, Claire me rejoint dans la cuisine.
— Maman… Tu crois qu’on va tenir encore longtemps comme ça ?
Je prends sa main dans la mienne. Nos doigts sont froids et tremblants.
— On n’a pas le choix… Mais il faut qu’on tienne bon pour eux.
Elle hoche la tête sans conviction.
Les jours se suivent et se ressemblent : files d’attente à la CAF, lettres sans réponse à la mairie, regards fuyants des voisins. Parfois j’ai envie de tout abandonner, de partir loin d’ici… Mais comment laisser mes petits-enfants ? Comment abandonner Claire ?
Un soir d’été, alors que l’air est étouffant et que les enfants dorment enfin côte à côte sur leurs matelas dépareillés, je regarde par la fenêtre les lumières de Paris au loin et je me demande :
Est-ce qu’on peut encore appeler ça un foyer ? Ou bien sommes-nous déjà devenus des étrangers sous le même toit ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on encore sauver une famille quand tout semble perdu ?