Un Noël sans mayonnaise

— Camille, tu as vu où j’ai mis le pot de mayonnaise ?

Ma voix tremble un peu plus que d’habitude. Dans la cuisine, l’odeur du poulet rôti se mêle à celle des oignons caramélisés. Camille, penchée sur la table, coupe les cornichons en silence. Elle ne répond pas tout de suite. Je sens déjà la tension monter, comme chaque fois que les fêtes approchent.

— Je crois qu’il n’en reste plus, Françoise. Tu veux que j’aille en acheter ?

Je serre le torchon entre mes mains. Non, c’est à moi de m’en occuper. C’est moi la maîtresse de maison. C’était moi qui préparais tout pour Julien…

— Non, je vais y aller. J’ai besoin de prendre l’air.

Je claque la porte un peu trop fort en sortant. Le froid me gifle le visage. Les rues de Nantes sont décorées de guirlandes lumineuses, mais je ne vois que des ombres. Deux ans déjà que Julien est parti. Deux ans que je fais semblant d’aller mieux, pour Camille, pour ma petite-fille Lucie qui a à peine cinq ans.

Au supermarché du coin, les rayons sont presque vides. Les gens se bousculent pour les derniers pots de moutarde ou de cornichons. Je cherche désespérément la mayonnaise. Rien. Je sens les larmes monter.

— Vous cherchez quelque chose, madame ?

Un jeune employé me regarde avec compassion. Je bredouille :

— De la mayonnaise… Il n’y en a plus ?

Il secoue la tête. Je me sens ridicule. Pourquoi est-ce si important ? Ce n’est qu’un condiment… Mais non, c’est bien plus. C’est la recette de Julien, celle qu’il adorait quand il était petit. Celle qu’il réclamait chaque Noël.

Je rentre chez moi les mains vides. Camille m’attend dans l’entrée.

— Ce n’est pas grave, Françoise. On fera sans.

Je la regarde. Elle a les yeux cernés, elle aussi porte le poids du passé. Depuis la mort de Julien, elle vit chez moi avec Lucie. J’ai voulu être forte pour elles deux, mais parfois je me demande si je ne fais pas tout ça pour combler mon propre vide.

Le soir tombe. La famille commence à arriver : ma sœur Hélène avec ses enfants bruyants, mon frère Paul qui ne parle jamais de Julien mais dont le regard s’attarde sur sa photo au mur. Camille s’affaire en cuisine, Lucie court partout avec son doudou.

Au moment de passer à table, je sens l’angoisse me serrer la gorge. Les plats sont là, mais il manque quelque chose… Je prends la parole :

— Cette année, il n’y aura pas la salade de pommes de terre comme Julien l’aimait… Il n’y a plus de mayonnaise.

Un silence gênant s’installe. Hélène tente de plaisanter :

— On survivra !

Mais je vois bien que tout le monde pense à lui.

Après le repas, Camille me rejoint sur le balcon.

— Tu sais, Françoise… Tu n’es pas obligée de tout porter toute seule.

Je sens mes défenses s’effondrer.

— Mais si je ne fais rien… Qui se souviendra de lui ? Qui perpétuera ses traditions ?

Camille pose sa main sur la mienne.

— On peut inventer nos propres traditions aussi… Pour Lucie, pour nous.

Je pleure enfin. Deux ans que je retiens tout. Deux ans que je joue à la mère courage alors que je suis brisée à l’intérieur.

Plus tard dans la soirée, Lucie grimpe sur mes genoux et me chuchote :

— Mamie, tu es triste parce qu’il manque la mayonnaise ?

Je ris à travers mes larmes.

— Oui, mon cœur… Mais tu sais quoi ? Ce n’est pas grave. L’important c’est qu’on soit ensemble.

La nuit tombe sur Nantes et je regarde ma famille réunie autour du sapin. Peut-être qu’il est temps d’accepter que le bonheur ne ressemble plus à ce qu’il était avant… Peut-être qu’on peut aimer autrement, même avec nos manques et nos blessures.

Est-ce qu’on peut vraiment réinventer sa vie après une telle perte ? Est-ce que vous aussi vous avez dû apprendre à vivre avec l’absence ?