« Un festin amer : quand l’amour se dissout dans la cuisine »

— Tu as vraiment mis du thym dans la ratatouille, Claire ? Tu sais bien que ça tue le goût des légumes !

La voix de Vincent résonne dans la salle à manger, tranchante comme un couteau bien aiguisé. Autour de la table, le silence s’abat. Ma mère baisse les yeux sur son assiette, mon père se racle la gorge, et même les enfants cessent de gigoter. Je sens mes joues brûler, mes mains trembler sous la nappe. J’ai envie de disparaître.

Ce matin-là, je m’étais levée avant tout le monde. J’avais sorti les légumes du marché, relu trois fois les recettes griffonnées par Vincent sur un vieux carnet. J’avais voulu faire plaisir à toute la famille, mais surtout à lui. Lui prouver que moi aussi, je pouvais créer quelque chose de bon, même si je n’avais jamais porté de toque ni travaillé dans une brigade.

Mais voilà. Vincent, mon mari, chef renommé d’un restaurant étoilé à Lyon, ne voit pas la cuisine comme moi. Pour lui, chaque plat est une œuvre d’art, chaque détail compte. Il ne supporte pas l’à-peu-près. Et ce soir, il n’a pas pu s’empêcher de me corriger devant tout le monde.

— Ce n’est pas grave, Claire, intervient ma sœur Sophie d’une voix douce. Moi je trouve ça délicieux.

Vincent lève les yeux au ciel. — Tu dis ça parce que tu n’as jamais goûté une vraie ratatouille.

Je serre les dents. Je voudrais lui crier dessus, lui dire qu’il n’a pas le droit de me rabaisser ainsi devant nos proches. Mais je me tais. J’ai appris à me taire avec Vincent. Il est brillant, charismatique ; il attire la lumière et moi, je reste dans l’ombre.

Après le repas, alors que tout le monde s’affaire à débarrasser la table, je m’enferme dans la salle de bains. Je m’assieds sur le rebord de la baignoire et laisse couler quelques larmes. Je repense à toutes ces fois où j’ai essayé d’apprendre auprès de lui : les gestes précis du couteau, la cuisson parfaite du poisson… Mais il finit toujours par reprendre la main, impatient, agacé.

Quand je ressors, Vincent est en train d’expliquer à mon père comment il aurait fallu préparer les légumes pour qu’ils gardent leur croquant. Je sens la colère monter en moi.

— Tu pourrais au moins reconnaître l’effort que j’ai fait !

Il se tourne vers moi, surpris par mon ton.

— Je veux juste t’aider à t’améliorer, Claire. Tu sais bien que je ne supporte pas la médiocrité.

— Ce n’est pas de la médiocrité ! C’est… c’est ma façon de faire !

Il soupire et hausse les épaules.

— On ne sert pas une ratatouille pareille à des invités.

Je vois le regard gêné de ma mère, qui tente de changer de sujet en parlant du jardin. Mais le malaise est là, palpable.

Plus tard dans la soirée, alors que tout le monde est parti et que les enfants dorment enfin, Vincent s’approche de moi dans la cuisine. Il pose une main sur mon épaule.

— Tu sais que je t’aime, Claire. Mais tu dois comprendre que la cuisine, c’est sérieux pour moi.

Je me dégage doucement.

— Et moi ? Je ne suis pas sérieuse ? Tu crois que je n’ai pas passé toute la journée à essayer de faire plaisir à tout le monde ? À toi ?

Il reste silencieux un moment.

— Je ne voulais pas te blesser…

Je sens mes yeux s’embuer à nouveau.

— Mais tu l’as fait. Devant toute ma famille. Comme si je n’étais bonne à rien.

Il baisse la tête. Pour la première fois depuis longtemps, il semble désemparé.

— Je suis désolé…

Je secoue la tête. Ce n’est pas suffisant. Ce n’est plus suffisant.

Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à notre histoire : nos débuts passionnés à l’université de Lyon, nos rêves partagés autour d’un café place Bellecour… Puis sa carrière qui a décollé, et moi qui ai mis mes ambitions entre parenthèses pour élever nos enfants et soutenir son rêve à lui.

Je me demande quand j’ai commencé à m’effacer. À accepter qu’il ait toujours raison. À croire que mes efforts ne valaient rien parce qu’ils n’étaient pas « parfaits » selon ses critères.

Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Vincent tente un sourire maladroit.

— On pourrait cuisiner ensemble ce week-end ? Je te montrerai comment faire une vraie ratatouille…

Je le regarde longuement. J’aimerais dire oui pour lui faire plaisir. Mais j’ai besoin qu’il comprenne que ce n’est pas seulement une question de technique ou de goût.

— Peut-être… Mais seulement si tu acceptes que ma façon de faire ait aussi de la valeur.

Il hoche la tête sans conviction. Je sens que ce chemin sera long.

En sortant les enfants pour l’école, je croise le regard bienveillant de ma voisine, Madame Lefèvre. Elle me glisse discrètement :

— Votre repas était très bon hier soir. Ne laissez personne vous dire le contraire.

Je souris faiblement. Peut-être qu’il est temps que je reprenne confiance en moi. Que je trouve ma propre voix — en cuisine comme ailleurs.

En refermant la porte derrière moi ce matin-là, une question me hante :

Pourquoi l’amour doit-il parfois ressembler à une compétition ? Est-ce qu’on peut vraiment s’aimer sans se juger ? Qu’en pensez-vous ?