Un cri dans la nuit : Le jour où tout a basculé
— Non, non, non… Camille, reste avec moi !
Ma voix résonne dans la salle blanche, déchirée par la panique. Les infirmières s’agitent autour du lit, le visage fermé, tandis que le médecin murmure des mots que je ne comprends plus. Camille me regarde, ses yeux noyés de fatigue et d’amour. Elle serre ma main, si fort que j’en ai mal.
— Laurent… prends soin d’eux…
Sa voix est un souffle. Je veux hurler, protester, supplier le ciel de ne pas me l’arracher. Mais déjà, ses doigts glissent des miens. Un bip strident perce l’air. Je suis figé, incapable de bouger, alors qu’on m’écarte doucement.
— Monsieur, il faut sortir maintenant.
Je titube dans le couloir, le cœur en miettes. Derrière la porte, tout s’agite : on court, on crie des ordres. Je m’effondre sur une chaise en plastique, la tête entre les mains. Quelques minutes plus tard — ou peut-être des heures — une sage-femme s’approche.
— Félicitations… ce sont deux beaux garçons. Mais… je suis désolée pour votre épouse.
Le monde s’arrête. Je n’entends plus rien. Deux garçons ? Je devrais être fou de joie. Mais il n’y a plus que le vide.
Les jours suivants sont un brouillard. Ma mère débarque de Lyon, les yeux rougis. Mon père ne sait pas quoi dire ; il serre maladroitement mon épaule. Ma belle-mère me lance un regard accusateur :
— Tu aurais dû insister pour qu’elle accouche à Lyon ! Ici, à Paris, ils ne prennent pas le temps…
Je ravale ma colère. Je n’ai pas la force de me défendre. Les jumeaux dorment dans leur couveuse. Je les regarde à travers la vitre, incapable de ressentir autre chose qu’une douleur sourde.
Le soir de l’enterrement, la pluie tombe sans discontinuer sur le cimetière du Père-Lachaise. Je serre mes fils contre moi — Paul et Hugo — emmaillotés dans des couvertures trop grandes. Autour de moi, les murmures fusent :
— Comment va-t-il faire ?
— Il n’a jamais changé une couche de sa vie…
— Pauvre garçon…
Je voudrais disparaître.
Les semaines passent. La maison résonne du silence de Camille. Son odeur flotte encore sur son oreiller. J’ouvre les placards et tombe sur ses carnets de croquis — elle voulait ouvrir un atelier d’art-thérapie après son congé maternité. Je m’effondre sur le sol, secoué de sanglots.
Un soir, Paul se met à hurler sans raison apparente. Je le prends maladroitement dans mes bras.
— Chut… chut… Papa est là…
Mais il continue de pleurer. Hugo s’y met aussi. Je craque :
— Arrêtez ! Je ne peux pas…
Je m’en veux aussitôt. Je les serre contre moi, honteux de ma faiblesse.
Ma sœur Élodie vient m’aider parfois. Elle cuisine des plats que je n’ai pas le courage d’avaler.
— Tu dois manger, Laurent… Pour eux.
Je hoche la tête sans conviction.
Un matin, alors que je dépose les garçons à la crèche municipale du quartier Bastille, une éducatrice me prend à part.
— Vous savez… il existe des groupes de parole pour les parents endeuillés. Vous n’êtes pas obligé de traverser ça seul.
Je refuse d’abord. Par orgueil sans doute. Mais la nuit suivante, je rêve de Camille qui me tend la main depuis l’autre rive d’une rivière noire.
La semaine suivante, j’entre dans une salle du centre social du 11ème arrondissement. Autour de moi, des visages fatigués, des regards fuyants. Une femme prend la parole :
— Mon mari est parti quand notre fille avait trois mois…
Un homme sanglote en silence. Je sens mes propres larmes monter.
— J’ai perdu ma femme à la naissance de nos jumeaux…
Les mots sortent enfin. On m’écoute sans juger.
Peu à peu, je reprends pied. J’apprends à donner le bain sans noyer mes fils sous la mousse. À préparer des biberons en pleine nuit sans renverser tout le lait sur le plan de travail. À sourire quand Paul gazouille ou qu’Hugo attrape mon doigt.
Mais chaque progrès est une victoire amère : Camille n’est plus là pour partager ces moments.
Un soir d’automne, alors que Paris s’endort sous la pluie fine, je m’assois devant la fenêtre avec mes fils endormis sur mes genoux.
— Vous savez… votre maman aurait été fière de vous… et peut-être un peu fière de moi aussi.
Je ferme les yeux et laisse couler mes larmes en silence.
Est-ce qu’on peut vraiment se reconstruire après avoir tout perdu ? Ou bien reste-t-on à jamais prisonnier du manque ? Qu’en pensez-vous ?